Numa Amun  /  Absoluité

Écrire sur l’œuvre de Numa Amun, c’est d’abord et avant tout reconnaître le travail remarquable d’un peintre. Être devant l’une de ses œuvres, c’est contempler l’exactitude du geste, s’émerveiller devant cette minutie maniaque et se laisser guider par l’obsession de l’artiste pour le travail de la ligne et de la couleur. C’est admirer la patience laborieuse, si antinomique à notre époque, par laquelle se met en œuvre un plan rigoureux où rien n’est laissé au hasard. Il faut plus d’un an à l’artiste pour peindre une seule œuvre. Comment imaginer que ces tableaux mystérieusement encastrées dans le mur furent réalisées selon des procédés entièrement analogues, sans aucun outil numérique, grâce au perfectionnement d’une technique de mise au carreaux qui aurait pu exister il y a deux mille ans ?

L’exposition Absoluité présente le plus récent travail de l’artiste : trois œuvres hyperréalistes cherchant à représenter ce qui échappe au visible. Trois personnages saisis au cœur d’une expérience subjective mystérieuse, celle du voyage astral.

Aussi appelé expérience de hors-corps, il s’agit du phénomène lors duquel une personne est confrontée à la sensation que sa conscience se sépare de son corps physique. Les récits relatant ce type d’expérience traversent étonnamment les époques et les cultures, indiquant qu’il s’agit d’un phénomène possiblement universel profondément ancré dans la condition humaine. Il s'agit d'un sujet prisé par les arts et la littérature, notamment en Égypte antique et dans les récits des mystiques chrétiens du Moyen-Âge, mais également dans le mouvement surréaliste et à travers les cercles ésotériques de la seconde moitié du XXe siècle, qui ont tant influencé le développement de l'art abstrait. La possibilité d’une projection astrale est fondée sur la croyance que l’esprit peut voyager hors du corps, dans des espaces inconnus ou dans des mondes parallèles. Dans le langage de la neuroscience, on décrit ces expériences comme des états modifiés de conscience ou des épisodes de dissociation cognitive. Ces derniers peuvent être provoqués de manière intentionnelle, notamment par la prise de psychotropes, ou peuvent survenir de manière involontaire. Lors d’un moment gracieux et soudain de profonde détente, le corps peut par exemple s’octroyer cette permission. La séparation peut également survenir au moment d’un choc extrême.

Absoluité, le titre de l’exposition, sublime ce qui est sans limites et sans réserve, ce qui nous englobe et nous surpasse. Dans les tableaux de Numa Amun, l’absolu se manifeste au moment même où l’esprit transcende les lois physiques auxquelles le corps est assujeti, comme si, à travers la décorporation, il nous était possible d’atteindre des plans de réalités plus subtils, allant au-delà du monde perceptible par les sens. L’œuvre Paliers offre une vision dichromatique, en vert et rouge, d’une telle projection hors de soi. Le détachement commence par les pieds, qui habituellement nous gardent bien ancrés au sol. En scrutant l’image de près, on observe que la vibration optique de la ligne évoque celle énergétique du corps, dans une dynamique où l’image peinte et le geste du pinceau sont ultra-synchronisés. Étant elles aussi associées à des énergies invisibles, les couleurs du cercle chromatique s’opposent ; les couleurs chaudes et froides fusionnent par endroits, s’annulent à leur rencontre dans une teinte de gris. Le coloris qui détonne avec la couleur naturelle de la peau, les hachures visibles du pinceau et la complexité de la grille optique force une mise à distance entre le réalisme troublant des personnages et la personne qui les regarde. Ces transfigurations artistiques rendent plus acceptables un moment de contemplation qui, devant ces corps à notre échelle, pourrait être réellement troublant.

«How many times do we live ? How many times do we die ? They say we all lose 21 grams at the exact moment of our death. Everyone. 21 grams. (...) The weight of a stack of five nickels. The weight of a chocolate bar. The weight of a hummingbird. How much did 21 grams weigh ?»

Ces phrases liminaires percutantes de la bande annonce du film 21 grammes relatent une théorie souvent utilisée pour tenter de prouver scientifiquement l’existence de l’âme humaine, soit que cette dernière aurait une masse calculable qui disparaît au moment de la mort. Peinte en jaune et en violet, Réveil dans la mort représente un homme qui semble, à première vue, au repos et son double astral, en éveil et criant à plein poumons. En réalité, les pieds tendus et les poings fermés de l’homme allongé reflètent un état de tension - le corps est prêt à l’attaque mais la conscience est vulnérable et terrifiée. Une des expériences de projection astrale les plus souvent relatée provient des récits de celles et ceux ayant vécu des expériences de mort imminente. Pour cet homme, le présage de ce qui existe avant et après le passage sur terre est alarmant. Ce rapport de virilité inversé, plus particulièrement l’expression du visage, n’est pas sans rappeler Le Cri d’Edvard Munch, qui est souvent citée pour illustrer l’angoisse d’exister. Dans un monde physique qui le dépasse, l’esprit semble parfois se résoudre à une dissociation chronique. Cette absence à soi-même se vit comme un vide ; une présence fantomatique.

Sur le plan astral, la pensée possède un pouvoir absolu. Numa Amun choisit, de manière aussi fascinante et paradoxale, de représenter ce déplacement de la conscience hors de l’enveloppe corporelle en s’efforçant à représenter le corps dans toute sa précision. Les couleurs et les textures évoquent les muscles ; rappellent involontairement que sous la peau se trouve le cœur, les poumons, les entrailles. Le troisième tableau de l’exposition, Filiation, montre une femme peinte en bleu et en orange, dont le corps astral est retenu à son corps physique au niveau de la tête, restée grise, l’endroit où tout est filtré et raisonné. D’un point de vue anatomique, la tête n’est pas le centre du corps - s’y trouve plutôt le torse, le ventre, le bassin ; qui sont trop souvent ignorées au profit du cerveau alors qu’elles assurent une grande partie de l’instinct, de l’énergie vitale et de la force créatrice. À travers l’exposition, il semble que les personnages et leurs doubles astraux mettent en lumière le contraste entre ce qui est perçu par la tête et ce qui est ressenti intuitivement par le corps. Le sentiment persistant d’un désir inassouvi, d’un décalage entre le corps et l’âme et d’une déconnexion à soi-même et aux autres, est omniprésent pour beaucoup d’individus.

Au-delà de l’expérience de certaines personnes qui possèdent des capacités parapsychiques extraordinaires, il semble ainsi qu’une dissociation généralisée puisse être palpable au quotidien. Dans l’ensemble de son travail, Numa Amun aborde l’expérience contemplative comme une méditation sur le ressenti, en poussant cette fois-ci la réflexion jusqu’à la déconnexion du corps et de l’esprit. Avec Absoluité, Numa Amun convoque l’invisible grâce à une fragmentation des couleurs, comme une fragmentation de la réalité.

Milly A. Dery

Réalisé en 2003 par Alejandro González Iñárritu, ce film aborde de manière existentielle des questions liées au destin, aux coïncidences, à la vie, à la mort.

Numa Amun

Numa Amun est né à Montréal en 1974 et a complété une maîtrise en art visuel à l'université Concordia. Il a exposé in situ dans la tour de l'église de la Nativité-de-la-Sainte-Vierge en 2004 et à l'église du Très-Saint-Nom-de-Jésus en 2018, toutes deux situées dans Hochelaga-Maisonneuve. Il a pris part à de rares expositions ici et à l'extérieur de la province, comme à la Illingworth Kerr Gallery de Calgary en 2009. Ayant fait partie de la Biennale de Montréal en 2007 et de la Triennale du Musée d'art contemporain de Montréal en 2011, il a plus récemment fait l'objet d'une exposition solo au MNBAQ en 2019.