Le travail de Jeanette Johns sollicite un regard attentif, invite à prendre conscience des conventions scientifiques et à s’ouvrir aux principes logiques qui guident notre compréhension du monde. L’artiste s’intéresse particulièrement aux disciplines qui permettent de rendre intelligibles certains phénomènes et abstractions scientifiques, comme la géographie ou les mathématiques. Calibré sur les limites de nos sens, le fonctionnement interne de notre œil et les effets de gravité, ce type de système universaliste traduit notre expérience du réel. En s’inspirant du dessin architectural, des jeux d’optique, de la photographie scientifique et du filage au métier à tisser, technique acquise à l’occasion de cette exposition, Jeanette Johns crée des objets empreints de poésie qui s’essaient à révéler les mécanismes de notre esprit.
Si le paysage et l’architecture ont toujours été au cœur des préoccupations de Jeanette Johns, il est possible d’imaginer que les œuvres de Of things as they happen to be ont été réalisées selon une échelle spatiale réduite, influencée par un quotidien qui se joue presque exclusivement entre la maison et l’atelier. Conceptuellement, cette exposition reflète ainsi ce qui mentalement a été accessible à l’artiste dans la dernière année ; l’espace domestique, l’architecture d’intérieurs, celle d’espaces de rassemblements désertés. Cette conscience aiguë des enjeux de la perception et de l’espace s’incarne chez elle par des actes d’isolement, de transformation et, de reproduction. Les choses semblent étranges lorsqu’on les fixe depuis un trop long moment ; les pensées tournent en rond et parfois finissent par se poser sur ce qui à cet instant nous entoure : murs, surfaces, fenêtres, meubles. Alors que l’horizon des possibles manque d’ampleur, devant un présent étriqué qui s’étire, les révélations artistiques de Jeanette Johns sont un reflet des choses, telles qu’elles se trouvent1, tout simplement.
Shadow Windows est un diptyque reprenant comme motif la fenêtre de l’atelier de Jeanette Johns, situé dans le bâtiment-résidence de la Fonderie Darling annexé aux salles d’exposition. Des fils noir et blanc de coton tissés créent l’illusion d’une fausse ouverture vers le dehors, dans une logique de réciprocité où il est impossible de se sentir hors d’un espace. Pour Shadow Stairs et Shadow Stairs Reflected Jeanette Johns utilise cette technique de tissage par l’ombre pour dessiner, par fils bleu et rose entrelacés, l’image d’un escalier. La présence d’un banc d’église, les tissages accrochés comme des tapisseries ou déposés sur présentoir comme Lecturn Basket évoquent subtilement l’ambiance d’un lieu de culte. En quelque sorte, cette mise en espace classique, presque solennelle, indique que la salle d’exposition fait elle aussi partie d’un rituel social important, s’articulant autour de l’art, du corps et de l’architecture.
Dans cette pièce, l’espace réel est imagé par le biais de modèles géométriques complexes et d’ornementations décoratives. Un motif bien connu datant du Moyen-âge, le panneau en parchemin plissé revient à plusieurs reprises : il est imprimé en sérigraphie sur Linenfold for a Wall, reproduit par les plis du textile de coton noir pour Folded Curtain, et mis en parallèle avec un autre type de moulure plus moderne, comme évoqué dans la série Moulding Profile2. Par la transposition d’un même objet, d’une même image, entre différents volumes et textures, Jeanette Johns met de l’avant les degrés de séparation entre le réel et
ses représentations.
Pour cette exposition, le passage de l’image vers le tridimensionnel s’est fait pour Jeanette Johns grâce au métier à tisser, par la maîtrise d’un logiciel informatique permettant la création de patrons, une technique complexe qui nécessite d’innombrables heures de pratique. Symbolique d’un labeur féminin traditionnel, son utilisation de ce type d’ouvrage explicite le parallèle entre le travail de la femme et celui de l’artiste, tout en s’intérrogeant sur la valeur du savoir-faire et de l’apprentissage autodidacte à notre époque. Difficile de ne pas imaginer la quantité de travail derrière chaque objet mais il semble qu’à travers cette répétition méthodique, l’artiste réussit à transformer le temps en quelque chose d’autre que lui-même : les heures deviennent des carrés tissés, des étoffes formées par des rangs de couleur. Of things as they happen to be fait subtilement naître l’idée que le temps file inexorablement, qu’on en fasse quelque chose ou rien du tout.
Milly-Alexandra Dery
1. Ce titre choisi par l’artiste est extrait du recueil Intimations: Six Essays, publié par la romancière Zadie Smith durant la pandémie. Dans la nouvelle Peonies, l’auteure raconte l’anecdote d’un scientifique donnant un morceau de charbon à un singe détenu en captivité, en s’attendant de lui une sorte d’expression révélatrice ou transcendantale. L’animal encagé aurait plutôt dessiné les barreaux devant ses yeux, suite à quoi Smith écrit « the revelation (turned) out to be one contingency, of a certain set of circumstances – of things as they happen to be » (Smith, p. 3).
2. Le panneau de parchemin plissé (linenfold) est un style de sculpture en relief utilisé pour décorer des panneaux de bois. Ce motif sculpté imite l’allure d’un matériau pliable, comme le tissu ou le papier, et a été populaire en Europe à partir du 14e siècle.
Jeanette Johns
Originaire de Winnipeg, Jeanette Johns détient un baccalauréat en Printmaking de l’University of Manitoba et une maîtrise en Studio Arts (concentration Print Media) de l’Université Concordia. Elle a effectué de nombreuses résidences de production et de création, au Canada, aux États-Unis et en Finlande. En 2016, elle a publié le livre d’artiste With Sufficient Distance, réalisé en risographie par Parameter Press.