Simon S. Belleau  /  Répliques

Ventriloquies et autres échos 

De façon marquée depuis les cinq dernières années, la pratique de Simon S. Belleau s’inscrit dans une réflexion continue sur la question du langage, de l’interprétation, de la traduction et des jeux de transposition entre le texte et l’image. Par un vocabulaire visuel empruntant aux codes du théâtre et du cinéma, il s’efforce de convier le public à s’intéresser à l’envers du décor, au texte qui se cache derrière l’image, aux mots qui façonnent ce que l’on voit.

Ce qui se passe généralement en coulisse - annotations d’événements ou écrits historiques, photographie de plateau, accessoires et scripts de films - est ainsi utilisé, disséqué et recomposé. Dans un monde bouleversé par l’impact de l’intelligence artificielle, où l'on constate une délocalisation accrue de la source de l’image et de la voix, Simon S. Belleau invite cette fois-ci les spectateurs et spectatrices à réfléchir sur la valeur que nous devons donner à ce qui est dit, si les voix ne proviennent plus uniquement du souffle du ventre. 

Comment approcher un espace qui nous dépasse ou donner à voir quand le vide prend toute la place? C’est la question inévitable que se posent les artistes suite à l’invitation d’exposer dans la Grande salle de la Fonderie Darling, un espace reconnu pour sa monumentalité industrielle. Simon S. Belleau a choisi d’approcher ce dilemme en divisant littéralement la salle en deux - en abaissant le plafond a tout juste une dizaine de pieds de hauteur, une intervention architecturale peu commune qui vise à redonner à l’espace une échelle plus humaine1. Intitulée Tiramisu- un titre qui se traduit de l’italien par tire moi vers le haut - cette coupure horizontale presque contre-intuitive est un pied de nez à la propension naturelle des lieux à diriger notre regard vers le plafond. Ce type de grille technique, habituellement cachée et utilisée pour suspendre l’équipement d’éclairage, est cette fois mise au centre de la scène dans une logique d’inversion - une stratégie récurrente dans les œuvres de cette exposition. 

Centrale à la proposition, Répliques : scènes 1-4 s’articule autour de la dissonance entre le monde de l’image et celui du son et la nature artificielle de tout contexte de production. Le titre, choisi pour le double sens du mot, est utilisé volontairement pour désigner à la fois la copie d’une chose et les dialogues échangés entre protagonistes sur scène ou à l’écran. Les acteurs et des actrices sont dirigés par la voix du réalisateur, l’artiste, et cette dernière devient l’écho anticipé de ce qu’ils et elles auront à performer. Les répliques soufflées sèment le doute sur qui dit quoi ; les bouches filmées en gros plan servent de prothèses à un langage dont la source originale ne nous est pas accessible. Lors de l’exposition, l’œuvre est amenée à changer : des scènes seront ajoutées au fil des semaines un peu à la manière d’un montage en cours. La vidéo débute par le récit d’un rêve de l’artiste, retranscrit et scénarisé, puis raconté de façon à ce que le texte nous mène vers une reprise de la chanson Everything is free, une morceau culte de l’artiste country Gillian Welch. Écrite en 2001 en réaction à l’émergence des plateformes de piratages et leur non-réglementation, cette dernière fait office de prélude aux enjeux actuels menaçant le respect de la propriété intellectuelle et la reconnaissance du travail artistique. Comme l’a démontré la récente mobilisation d’Hollywood contre l’utilisation de l’intelligence artificielle pour générer des scénarios ou des personnages, l’artiste demeure au cœur d’un débat exponentiel au sujet des libertés d’usage technologique, des droits du travail, et plus largement sur la nature fondamentale de l’art2. 

L’acte de copier et de coller de l’information est central à la réalisation des œuvres sur papier disposées sur les murs de la Grande salle. Bien que chaque carré ne dévoile qu’une seule image, celle du dessus, chaque section est une accumulation d’une vingtaine d’affiches provenant de sources variées. Grâce à des jeux d’ellipse et de déphasage temporel, il introduit visuellement la notion d’écho, phénomène acoustique d’un son qui se double lorsqu’il se répercute sur un obstacle3. On y décèle des vues rapprochées de mots photographiés, l'image d’une assemblée parlementaire de l’Union européenne au moment du premier vote de réglementation sur l’intelligence artificielle ou d’un théâtre de style gréco-romain. L’assemblage intitulé You ain’t heard nothing yet est composé d’un portrait recadré d’Al Jolson, l’acteur ayant prononcé la première phrase du cinéma parlant, dans une scène du film The Jazz Singer (1927), une scène mythique qui représente la première fois que le public entend la voix et l’image synchronisés à l’écran. En intégrant le support de l’affiche - outil de distribution médiatique versatile et omniprésent - Simon S. Belleau s’intéresse aux entrelacements entre une lettre et un visage, entre le cinéma et la vie, entre la copie et l’original pour mettre l’accent sur la nature intrinsèquement répétitive des images, des gestes et du langage. Comme l’intelligence artificielle générative qui se nourrit par l’observation et l’imitation - incluant même de ses propres réalisations -  l’artiste travaille à partir de matériel déjà en circulation. 

Le désir d’exposer sur le même plan l’œuvre et les divers étapes qui mènent à sa réalisation est remis de l’avant avec Production schedule 2 - August 25, 2022, une œuvre imitant le visuel d’un calendrier de production, outil essentiel pour répartir les équipes sur les plateaux d’un tournage et séquentialiser le début et la fin d’un projet4. Ayant supprimé toute information liée aux dates ou aux lieux, l’artiste transpose ce qui appartient à la post-production cinématographique dans les codes de l’art visuel. Par sa forme séquentielle et ses habiles références, l’exposition Répliques maintient la tension entre le spectacle et le hors champ, entre l’automatisation du savoir et du rôle de l’artiste dans l’industrie culturelle. 

L’idée que le politique, le théâtre et le cinéma se construisent dans nos imaginaires à partir des mêmes mécanismes de représentation est centrale à cette exposition, et initie un dialogue entre le paralangage du cinéma et les enjeux réels de la création. Bien que d’actualité, les observations de Simon S. Belleau demeurent hautement personnelles, liées à un regard sensible et cinématographique sur les entrelacements entre les espaces de communication générés par des humains et ceux générés artificiellement, alors qu’ils naviguent de plus en plus sur le même plan. À travers cette proposition résolument installative, il semble être pour l’artiste le moment de réduire l’écart entre ce qui se passe derrière la scène et au-delà de l’écran. 

Milly Alexandra Dery


[1]  L’ayant documenté plusieurs fois pour d’autres artistes exposés alors qu’il poursuivait ses quatre années de résidence en Ateliers Montréalais, cette Grande salle, l’artiste la connaît bien.

[2] De juillet à novembre 2023, le Writers Guild of America (WAG) et le Screen Actors Guild (SAG) sont tombés en grève pour revendiquer des meilleures rémunérations et des garanties de contrôle pour l’usage de l’intelligence artificielle par les studios de production.

[3] Dans la mythologie grecque, écho est également une nymphe, condamnée par la déesse Héra à ne pouvoir que répéter les dernières paroles entendues.

[4] Au-delà d’un intérêt conceptuel, l’univers du tournage et de la post-production est bien connu par l’artiste qui a travaillé de nombreuses années comme peintre scénique en théâtre et cinéma.

 

 

 

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Simon S. Belleau

Simon S. Belleau est un artiste et un cinéaste basé entre Montréal et Rome. Il a obtenu une maîtrise en 2015 de la School of the Art Institute of Chicago, où il a été récipiendaire du prix Jacques and Natasha Gelman Fellowship. Belleau a participé à de multiples expositions au Canada, aux États-Unis et en Europe, notamment au Musée d’Art Contemporain de Montréal, à la Fondation Antonio Ratti en Italie et au Sculpture Center à New York. De 2019 à 2021, il était artiste-en-résidence et enseignant invité dans le département sculpture de l’Université Concordia, et il a été l’un des artistes en résidence dans le programme des Ateliers montréalais de la Fonderie Darling entre 2019 et 2022. Belleau a été sélectionné en 2023 pour la résidence de six mois du CALQ au Studio du Québec à Rome. Son travail fait partie de collections au Canada, aux États-Unis, en Europe et en Chine.