Philippe Battikha  /  Someone's always listening

Être à l’écoute d’une respiration en pneumatique

Le son traverse l’espace et les murs, il traverse nos corps. La plupart des bruits et des échos qui composent le quotidien nous sont imposés ; en marchant dans la rue ou en étant chez soi, on les subit plutôt que de choisir de les écouter. De quelle manière nous affectent-ils même si le fait de s’y habituer donne l’impression de ne plus les remarquer ? Quelle proportion de ces sonorités reste emmagasinée par nos sens et notre conscience ?

À l’occasion de cette première exposition personnelle d’envergure, Philippe Battikha poursuit ses réflexions sur l’entrecroisement entre les arts visuels et sonores dans une approche où le détournement d’objets sert à réfléchir aux relations que nous entretenons avec le monde. Someone's Always Listening prend la forme d’une installation sculpturale et kinétique composée de tapis de dynamitage. Utilisés pour contenir l’impact des explosions, contrôler les vibrations du sol et bloquer la projection de débris, ces tapis géants de caoutchouc sont les tampons qui absorbent le choc de la destruction. Fabriqués à partir de pneus de voiture recyclés, ils sont un élément essentiel des sites de démolition, qu’ils soient localisés dans des carrières d’exploitation ou dans l’espace citadin. Comme dans toutes les villes soutenues par un développement urbain en constante croissance, ces tapis de pneus font partie intégrante du quotidien, bien que leur présence nous soit systématiquement dissimulée par de hautes façades de protection. Remarqués pour la première fois par l’artiste depuis les fenêtres de son ancien atelier, situé au coin des rues Beaubien et Durocher, ces objets déraisonnables pour l’échelle humaine – chaque enchevêtrement de caoutchouc et de métal pèse plus de deux tonnes – ont marqué son esprit. Alors qu’il opère un dialogue entre le cube blanc muséal et le monde extérieur par la recontextualisation artistique de tapis de dynamitage, Battikha s’intéresse aux conditions visuelles et sonores qui déterminent le regard que nous posons sur un objet.

De plus près, ces pneus lacérés tissés sur des câbles d’acier ressemblent vaguement à la peau du reptile ou à l’écaille du poisson. Leur matérialité presque monstrueuse ne peut être ignorée ; barrière de protection, elle évoque l’armure, la carapace, l’écorce, la croûte de lave séchée. Dans la Petite galerie, Battikha utilise l’imaginaire de la respiration, la puissance de pompes hydrauliques et la subtilité pénétrante du son pour faire de cette masse noire mouvante un objet réanimé. Alors que les tapis se soulèvent et retombent délicatement grâce au système mécanique, on peut entendre une trame sonore dans laquelle deux sons se superposent : ceux de bruits enregistrés sur le terrain, dans le quartier du Vieux-Montréal, et d’autres créés avec des instruments de musique. À l’instar d’autres œuvres réalisées par le passé, comme Save Our Souls présentée cet hiver sur le toit de la Fonderie Darling ou Queen’s Lot sur la Place Publique en 2018, Battikha s’intéresse à l’environnement sonore du bâtiment et des alentours[1]. Pour Someone’s Always Listening, il soumet les sons de l’espace urbain au lieu d’exposition, en ajoutant cette fois-ci une forte dimension visuelle à celle auditive. La trame sonore accompagnant l’installation rend possible un contact entre les visiteurs et l’objet exposé, qui ressentent simultanément les décibels et les vibrations : les corps comme les tapis absorbent les chocs quotidiens. Elle fait ainsi le pont entre l’humain et le non-humain, entre le sujet et l’objet. Par la correspondance du souffle des instruments et celui mécanique des pompes hydrauliques, l’installation positionne la ville comme une entité vivante, changeante, un microcosme qui semble sous pression, tout comme les corps qui y vivent. L’expérience à la fois visuelle et sonore de l’œuvre exacerbe une dualité qui caractérise notre expérience urbaine : le sentiment d’exalter et d’étouffer simultanément.

La combinaison d’un géotextile dérivé du pétrole et de sons du quotidien mène à une expérience dans laquelle l’écoute, l’attention et la proximité sont essentielles pour développer un rapport aux objets renouvelé et responsable. Par une mise en scène animiste, Battikha s’intéresse à la nature transitionnelle de ces tapis qui trouvent leur place au milieu d’un long processus de démolition. Pris dans un cycle infini de production et de destruction d’infrastructures, ces derniers évoquent les pouvoirs socio-économiques qui dirigent l’environnement bâti ; leur place dans une salle d’exposition rappelle de manière littérale l’intersection entre les lieux d’art contemporain et le monde de l’immobilier. Par ailleurs, l’installation Someone’s Always Listening simule le moment de latence qui accompagne toute destruction, avant le point de rupture inévitable. Il s’agit d’une altération irréversible de la réalité qui agit sur l’espace et la matière, mais aussi sur la temporalité ; entre le moment où on retient son souffle et celui du choc, il y a un avant et un après, avec peu de retours en arrière possibles.

 

Texte de Milly-Alexandra Dery

 


[1] L’œuvre sonore Save Our Souls imitait un bruit ponctuellement entendu dans la ville de Montréal, celui du signal d’avertissement déployé avant une explosion à la dynamite, en modifiant le rythme pour émettre un appel de secours en alphabet morse. L’intervention Queen’s Lot diffusait une œuvre composée par les sons captés autour de la Fonderie Darling.

 

 

L'exposition bénéficie d'une généreuse commandite de Gascon & Associés S.E.N.C.R.L. et Dynamat Inc., ainsi que du soutien du Conseil des Arts et des Lettres du Québec et du Conseil des arts du Canada.

 

Philippe Battikha

Philippe Battikha est titulaire d’un baccalauréat en Études des Musiques Intégratives et d’une maîtrise en Studio Arts (concentration Intermedia) de l’Université Concordia. Il a bénéficié de nombreuses bourses et distinctions, dont le programme d’accompagnement et de mentorat du MAI (Montréal, arts interculturels). Il est co-fondateur de l’étiquette de disque Samizdat Records (SZR), basée à Montréal et à Brooklyn. De 2008 à 2012, il a été membre fondateur du projet d’artistes L’Envers à Montréal.