Amélie Laurence Fortin  /  Récits d'une courte nuit

Il y a douze ans, Amélie Laurence Fortin réalisait une expédition de kayak en mer impliquant la traversée de 3000 kilomètres d’eau glacée de l’Alaska à Vancouver. Les constatations et les traces laissées par cette aventure extrême auront été un moteur pour sa création et sont à la source de réflexions qui l’habitent depuis : comment traduire le lien que l’humain entretient avec les forces fabuleuses du monde ? Comment réagit-on devant l’immensité, face à ce qui nous dépasse ?

Récits d’une courte nuit survient à la fin de ce cycle de travail qui interroge la manière dont nous nous positionnons par rapport aux ordres de grandeurs, en choisissant trois grands axes au cœur du devenir de l’humanité. Autour de la question de l’exploration, de celle du territoire et celle du temps, Amélie Laurence Fortin présente une triade d’œuvres réalisée in situ pour l’espace de la Grande salle de la Fonderie Darling en imbriquant ses récits à l’imposante architecture du lieu. Élaborée par l’artiste dans une séquence où l’espace dicte d’abord le choix des matériaux, et dans laquelle ces derniers appellent ensuite la construction de récits, cette exposition est en constante mouvance entre différentes temporalités et des directions divergentes. Le mot « récits » s’écrit intentionnellement au pluriel ; il reflète une conception non-linéaire de réalités multiples et l’idée que l’Histoire se vit en simultanéité. En anglais, le choix du terme  « yarn » joue avec le sens des mots : il renvoie à la fois à l'idée de récit et à celle d’un fil conducteur reliant toutes les histoires entre elles.  

Sculpture cinétique géante activée par un système électronique et robotique, Windsower/ Girouette est une première itération de cette recherche sur le potentiel spéculatif des objets. Une voile en polyester, utilisée notamment pour la confection de montgolfières, se déploie suspendue au plafond dans une série de mouvements lents, où l’énergie circule. Expansion et rétraction des formes, montée et descente, transition entre l’horizontal et le vertical : cette œuvre-créature reflète la puissance perceptible qui habite ce bâtiment centenaire au passé industriel. Pour résoudre les défis de ce vide au volume monumental, une solution s’est imposée à l’artiste : diviser l’espace en tiers en suivant les lignes d’un triangle. La deuxième phase de ces expérimentations se traduit par Axis Mundi, une œuvre dont le titre chargé de sens réfère à cette croyance mythologique et religieuse qu’il existe un « centre du monde », un point de connexion entre la Terre et le Ciel. L’objet massif créé par Amélie Laurence Fortin dirige toutefois le regard au sol, inversant l’axe vertical du monde vers une horizontalité qui peut être étendue à celle d’un principe philosophique. Des motifs gravés sur le cuivre évoquent ceux familiers d’un circuit informatique, ou ceux indéchiffrables d’un langage inconnu, dans une conversation où l’humain et la machine s’entrecroisent. 

Dans un imaginaire orienté vers l’étude comparée des récits fondateurs, la poésie romantique du 19e siècle, les écrits féministes et la science-fiction des années 19901, Récits d’une courte nuit propose un moment de transition en dehors du récit unique où tous les possibles sont sur la table pour imaginer un devenir. Amélie Laurence Fortin conçoit l’expérience sensible et immersive de l'incommensurable, de l’histoire et de la transition grâce à des références vastes et littéraires qui s’arriment à une conception du récit héroïque complexifiée, qui ne soit plus exclusivement stéréotypée entre le masculin et le féminin. Située au fond de la Grande salle, l’installation monomyth combine des objets manufacturés et trouvés. À travers diverses formes schématisées et encodées, Amélie Laurence Fortin crée un amalgame quasi encyclopédique pour évoquer la récurrence des signes et leurs métamorphoses à travers l’histoire. Des objets prenant l’allure d’artefacts sont exposés dans une structure modulaire ouverte ; l’appartenance de ces derniers oscille entre ce qui est déjà arrivé et ce qui peut advenir. En opposition à l’idée d’une histoire linéaire dirigée par l’existence d’une structure universelle, l’ensemble se donne la liberté de visiter l’humanité à travers l’ensemble de ses objets et récits qui en découlent. 

Conceptualiser une exposition est une réflexion intensive de plusieurs mois, un exercice de cohésion et de synthèse important. Imaginée en partie aux petites heures du matin, au moment qu’on peut parfois qualifier de rêve éveillé, Récits d’une courte nuit offre un jeu de perspective colossal entre un passé et un futur lointain. La matérialisation de ces trois œuvres est le résultat d’une production interdisciplinaire entre les domaines de la technologie et celui de l’art visuel, d’une démarche qui nécessite le soutien d’experts. Le recours à l’aide de spécialistes des domaines de l’architecture navale, de la fabrication de montgolfière, de l’ingénierie et du design ont permis à Amélie Laurence Fortin d’explorer au maximum les techniques et les matériaux. Choisis spécifiquement pour leur usage historique ou leur potentiel d’innovation technologique, la faïence, le cuivre, le polyester, le néoprène, l’acier, l’aluminium, le laiton, le marbre et le styromousse sont au cœur d’un exercice de traduction et de communication. Ambitieuse et riche de ramifications, cette exposition s’inscrit comme une tentative ultime pour comprendre l’espace et transposer certaines idées grandioses en objets.  

 

Milly Alexandra Dery

 

VIDÉO INTRODUCTIVE

 


[1]  Spécifiquement, l’artiste se réfère au concept du monomythe développé dans l’ouvrage Le Héros aux milles et un visages (1949) par Joseph Campbell, aux publications The Heroine’s Journey (1990) par Maureen Murdock, From Girl to Goddess: The Heroine’s Journey Through Myth and Legend (2010) par Valerie Estelle Frankel, The Virgin’s Promise: Writing Stories of Feminine Creative, Spiritual and Sexual Awakening (2009) de Kim Hudson, et au poème The Wasteland (1922) de T.S. Elliot.

 

 

 

La création de cette œuvre a été rendue possible grâce à l’appui financier du Conseil des Arts du Canada.

 

 

 

REMERCIEMENTS 

Paweł Kamiński, Jean-François Lahos, Andréanne Yevrah Jones, Ludovic Boney, Max Loiselle, Marie-Ève Levasseur, Karolina Szymura, Petra Hájková, Jacques Fortin, Justine Rainville, Gaël Simon, Alexandre Vézina, Carl-Dave Lagotte, Martyna Wyrzykowska, Félix Tremblay, Stefan St-Laurent, Bernard Gervais, Vicky Sabourin, Katia Gosselin, Sarah-Jeanne Riberdy, Yanik Potvin, Pierre-Louis Fortin, Katie Zazenski, Piotr Wasylczyk, Johann Baron Lanteigne, Vincent Hinse.

 

Amélie Laurence Fortin

Amélie Laurence Fortin vit et travaille entre Varsovie (Pologne) et Québec (Canada). Son travail a été présenté à l’occasion de différentes expositions  individuelles et collectives, de résidences, de foires d’art, de festivals, et fait partie de collections privées et publiques tant en Amériques qu’en Europe.