Six sculptures évanescentes de Sarah Stevenson flottent dans la Grande salle industrielle de la Fonderie Darling. Différentes silhouettes composées de lignes parallèles et perpendiculaires entrelacées et reliées à des cerceaux métalliques à la manière d’une crinoline sont suspendues depuis le plafond. Leurs volumes aériens et vibrants créent des espaces à la fois ouverts et contenus, légers et denses. Ces constructions imaginaires au profil élégant et à la personnalité affirmée sont inspirées du monde organique, Bean, Burn, Nimbus, ou du corps humain Bruise, Spine. D’autres plus abstraites peuvent faire allusion à des éléments reconnaissables de l’architecture ou du design, Spike. Les formes sont conçues d’après le schéma d’une grille préétablie très élaborée sur papier. Sarah Stevenson procède à partir de dessins préparatoires, qui sont ensuite transférés en trois dimensions et deviennent une sorte de toile de fils colorés, noués et tendus l’un à l’autre, traçant des lignes et des formes géométriques bien définies.
Leurs présences, parfois à la limite du visible, attirent le regard et invitent à en faire le tour pour mieux les appréhender. De proche, l’enveloppe faite d’un enchevêtrement de fils, supprime l’écran de la surface et permet d’accéder visuellement à l’intérieur des sculptures afin d’apprécier le volume qu’elles définissent1. De plus loin, elles se laissent traverser par le regard et, selon leur position sur un fond neutre ou devant une surface texturée, elles apparaissent, parfois furtivement, puis disparaissent dans une vibration visuelle. La lumière naturelle et artificielle ajoute une composante à ces variations. Notre vue se prête alors au jeu de tenter de saisir une forme qui nous échappe, nous obligeant sans cesse à ajuster notre vision. Métaphoriquement, le fil de pêche utilisé pour leurs réalisations amène à les associer à des cages, une sorte de piège au regard. À cette mise au défi de notre perception visuelle, s’ajoute celle de l’expérience physique et dynamique au contact des œuvres. Soumises à l’apesanteur, accrochées du plafond mais retenues à quelques centimètres du sol, ces éléments mous et creux donnent l’impression de léviter plutôt que d’être suspendus. À cette déstabilisation de nos repères physiques, s’ajoute leur tournoiement quasiment imperceptible autour de leur axe vertical, un mouvement créé par les courants d’air que génèrent l’espace monumental et le déplacement des visiteurs. Leurs grandes dimensions, définies par une simple toile ajourée déployée dans les airs, semblent disproportionnées par rapport à leur masse et à leur densité, des composantes qui viennent perturber notre rapport aux sculptures. Leur ténuité contraste également avec le lieu massif et imposant, ce qui maintient une tension entre les œuvres et le contexte d’exposition. Ces expérimentations physiques et visuelles nous déstabilisent et nous amènent à questionner notre propre corps, notre propre volume dans cet endroit hors normes.
Initiée en 2018, faisant suite à des séries d’œuvres déclinées autour d’objets aux formes poétiques comme Under Glass (1992-1999), Multiples (2001-2014) ou Animation (2008-2012), cette proposition constitue un point culminant de la série Wireframe que l’artiste développe depuis 1997. Pour la présente exposition, Sarah Stevenson a cherché à pousser ses capacités à leurs limites en réalisant ses plus grandes sculptures, dont certaines à double voile, mesurant jusqu’à 3,40 mètres de hauteur et 1 mètre de diamètre. Entre organique et mécanique, la technique méthodique développée avec beaucoup de virtuosité, de façon artisanale et en utilisant des matériaux simples, prend des allures technos, ressemblant à un maillage de vertex avec ses points et ses nœuds qui constituent les œuvres.
Le titre de l’exposition Before the storm évoque pour Sarah Stevenson le moment d’une étrange quiétude avant la tempête. Ce rapport au temps mis en suspens, inquiétant et paisible, invite à la méditation et incite à se laisser porter par une expérience physique, concentrée sur le regard et sur le corps, dans une architecture qui résonne avec les vides que les œuvres contiennent.
Caroline Andrieux
1. Les premières œuvres de la série Wireframe en 1997 étaient enveloppées dans une pellicule de tissu plus ou moins transparent.
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Sarah Stevenson
Sarah Stevenson est une artiste qui travaille avec la sculpture et le dessin. Née en Angleterre, elle a grandi dans différentes villes du Canada et a obtenu un BFA de l'Université de Victoria en 1984, puis s’est installée à Montréal dès 1988. Les œuvres de Stevenson ont été présentées dans des expositions individuelles et collectives au Canada et à l'étranger, notamment au Musée des beaux-arts de l'Ontario, au Musée d'art contemporain de Montréal, au Stedelijk Museum d'Amsterdam, à la Galleria d'Arte Moderna de Bologne et à l'Esker Foundation de Calgary. Stevenson est représentée par la Galerie Blouin/Division depuis le début des années 90 et, plus récemment, par la Galerie Trépanier Baer de Calgary.