« Vous et moi sommes également des fictions vivant dans ce rêve collectif » [1]. C’est la phrase chosie par le philosophe et militant queer-trans Paul B. Preciado pour introduire l’essai Pornotopie, une réflexion sur la manière dont l’empire Playboy a participé à la prolifération des espaces multimédias, utopiques et ultra connectés qui caractérisent le monde d’aujourd’hui. Mais de quoi est composé ce rêve collectif exactement ? C’est une question que se pose également l’artiste montréalaise Frances Adair Mckenzie et sous-tend l’ensemble de cette exposition individuelle paradoxalement intitulée Private Life. Par un travail remarquable de sculpture, elle expose sa vision des cycles actuels de production, de consommation et de désir qui dominent notamment les domaines de l'art contemporain et de la technologie numérique.
Pour Paul B. Preciado, il est clair que le régime du désir est en crise, une condition exacerbée par les contrecoups d’une crise sanitaire mondiale dont nous ressentons toujours les effets. Dans un podcast du magazine Le Monde, il explique que l’omniprésence technologique et l’emprise des structures patriarcales capitalistes participent à la création d’un goût spécifique attiré par la rapidité, la surconsommation et la surproduction. Il demeure toutefois optimiste : comment inventer pour l’humanité une nouvelle manière de désirer ? En s’inspirant de l’univers anticonformiste et sensuel de ce philosophe hors-norme, Frances Adair Mckenzie présente une exploration formelle de nos désirs en lien avec l’accélération des croisements entre les espaces privés et non privés, à travers une mise en scène ambitieuse et radicalement matérielle .
Le déploiement de l’exposition Private Life dans la Grande salle donne l’impression d’entrer à même l’intérieur d’une scène d’animation suspendue dans le temps, un décor situé quelque part entre le domaine public et la sphère domestique. Une série d’objets rappelant le corps féminin et les objets de la maison forment un paysage expérimental composé d'étranges nus allongés, de coussins érotiques pour le corps, de pilules géantes et d'écrans circulaires. Intitulée Replace With Gases (after Chantal Akerman's La Chambre 1972), cette série de douze écrans de bois et de bronze évoque l’omniprésence de la technologie dans nos vies en réalisant le défi d’aborder le sujet sans recourir à l’interface numérique. Imitant la vue panoramique, ces « faux-écrans » sont une référence à nos manières de voir et d’être observés, un écho au cinéma expérimental de Michael Snow et de Chantal Akerman, deux artistes qui déjà au début des années 1970 se positionnent au centre d’une image à 360 degrés [2]. Objet symbolique, l’écran est le lieu où nos expériences – personnelles, professionnelles, intimes et sociales – sont comprimées à l’intérieur d’un même espace. Permettant une multitude de gestes hautement utilitaire – se distraire, faire ses achats, s’instruire, télétravailler ou entrer en contact – il est également indissociable des enjeux de bio-surveillance, de traçage numérique, d’excès consuméristes surconsommation et des troubles de l'hyperconnectivité.
L'exposition Private Life retrace les itérations historiques et artistiques d'une coévolution entre le corps, le dispositif, l'architecture et l'environnement. Au centre de la salle se trouvent de larges disques de verre et de bois sculptés, coupés en biais, surélevés et posés à la verticale. Rappelant vaguement la forme de pilules et portant des titres comme Migraine Season, Pheromone Throne et Like A Fat Gold Watch (Love Set You Going) ces œuvres sont une référence au célèbre lit rotatif du fondateur de Playboy Hugh Hefner, un meuble particulier au design personnalisé lui permettant de vivre sa vie à l’horizontal. Comme l’analyse Paul B. Preciado, dans les années 1970, cet objet est précurseur de notre mode de vie hyperconnecté et s’impose comme symbole du moment où la vie privée, définie par l’intimité, l’intérieur domestique et la sexualité, bascule dans le domaine public pour se retrouver au cœur de la production économique et de la sphère médiatique [3].
Impossible d’évoquer la question de l’image, de l’érotisme et de la marchandisation sans y introduire la question du corps sexualisé et féminisé. Cette conscience du corps fantasmé, observé, scruté s’incarne ici dans une série de sculptures posant comme véritables protagonistes de l’exposition. Ces corps mi-humain et mi-oreiller se déclinent en titres impétueux et gourmands pour évoquer la Sexe Symbole, la Fille-d’à-Côté, la Cam-Girl ou la Vénus des temps modernes, selon les clichés populaires. En se référant à une large chronologie de développements techniques et technologiques, tels que les grilles de perspectives d’Albrecht Dürer, les axes et les armatures de l’animation numérique ou la caméra portative, Frances Adair Mckenzie sublime et court-circuite leur sensualité. Leur nature hybride, leur matérialité imposante et leur disposition au centre des lits et des écrans suggèrent un appétit sans limite, existant en dehors de ce qui est convenablement désigné comme désirable. Inspirée par la complexité de l’univers des animés japonais et les personnages déstabilisants du poème Some Girls Walk Into the Country They Are From de Sawako Nakayasu, Frances Adair Mckenzie laisse le corps décliné sous différentes formes reprendre sa place dans l’espace de la Grande salle et au centre du récit.
Il est aujourd’hui commun d’affirmer qu’une envie, une pulsion d’avoir ou d’être, passe d’abord par l’image avant de s’imposer dans la réalité. Le cogito ergo sum contemporain, « je vois, donc je désire » [4], s'applique à l’ensemble des sphères de nos vies. Ce cartésianisme semble d’autant plus indispensable à la création de nos propres individualités lorsque cette convoitise de la chose regardée s’arrime à notre avatar existant sur le web et les réseaux sociaux. Constamment nourries par l’incessant flux d’images et d’informations qui entretiennent le besoin de partager sa vie sur le domaine public, ces fictions collectives confirment l’idée qu’une subjectivité n’existe que si elle se donne en spectacle. Bien qu’ils soient largement critiqués, ces univers médiatiques offrent une alternative séduisante aux restrictions du monde réel. Private Life joue sur l’attrait d’une double position de star et de voyeur, et revendique la poésie d’une vie en constante mutation.
Milly Alexandra Dery
VIDÉO INTRODUCTIVE
[1] Traduction libre de : « You and I are also fictions and we live into this collective dream », Paul B. Preciado, Pornotopia : An Essay on Playboy’s Architecture & Biopolitics,Zone Books: New York, 2010, p. 7.
[2] Le film Standard Time (1967) de Michael Snow aura été une inspiration pour Chantal Akerman, et la réalisation du film La Chambre (1972), dans lesquels ces deux artistes représentent respectivement les espaces de l’atelier et de l’appartement, par le longues prises de vues panoramiques.
[3] Paul B. Preciado, Pornotopia : An Essay on Playboy’s Architecture & Biopolitics, Zone Books: New York, 2010, p. 53.
[4] « The desire to have a certain way of life is curiously first an image and second a reality. I see, therefore I desire». La locution latine Cogito Ergo Sum - Je pense, donc je suis - a été théorisée par le philosophe René Descartes au 19e siècle. Il est intéressant de voir que sa formule syntaxique semble avoir été reprise dans cette phrase extraite de l’anthologie Capitalism and the Camera, p.3.
REMERCIEMENTS
L'artiste tient à remercier le Conseil des Arts du Canada et le Conseil des arts et des lettres du Québec pour leur soutien financier ; l'artiste tient à remercier Milly Alexandra Dery, Caroline Andrieux et l'équipe de la Fonderie Darling, Jayme Spinks, Copy Shop Books, Tokyo Art and Space, Centre Clark et l'ONF. Elle remercie également la vibrante scène artistique de Montréal pour ses conversations et son soutien, plus particulièrement à Kuh Del Rosario, Madelene Veber, Alisha Piercy, Ji-Yoon Han, Jennifer Wade, Jeremy Shantz, Brandon Blommeart, Frederique Thibault, Frederic Lamontagne, Adam Wanderer, Ellen Smallwood, Kyle Tryhorn, Marlon Kroll, Valerie Blass, Roxanne Chiebes, Daphne Boxer, Amy Chartrand, Abbas Akhavan et les artistes des Studios de Montréal (2019-2023). Un merci tout particulier à Kara Skylling, Frederic Chabot, Carol Wierstra, Robert Mckenzie, David Armstrong Six et Winston, sans lesquels rien ne serait possible.
Frances Adair Mckenzie
Frances Adair Mckenzie est une artiste visuelle et animatrice basée à tiohtiá:ke/Montréal. Elle est titulaire d'un baccalauréat en Beaux-arts de l'Université Concordia. Son travail vidéo a été exposé à l'échelle internationale, notamment à la Somerset House de Londres, au musée MAXXI de Rome et au TOKAS de Tokyo. Frances Adair Mckenzie a exposé au Musée d'art contemporain des Laurentides, à la Parisian Laundry, au Centre Clark et à la Satosphère de la Société des arts technologiques (SAT), à Montréal. Deux animations et une pièce de réalité virtuelle en stop-motion ont été produites par l'Office national du film. Sa pièce de réalité virtuelle a été nominée pour un Prix Gémeaux, au Québec, et a remporté un Canadian Screen Award pour la meilleure fiction immersive.