James Gardner  /  Ecstatic Distance

De l’influence de l’Antique et autres rémanences

L’art de James Gardner se distingue par une densité de textures dans lesquelles sont fossilisées des images, fantômes aux traces furtives à peine perceptibles. Dans un style imitant l’effet du temps, parfois même l’aspect du délabrement et de la décomposition, ses œuvres s’échafaudent à partir de multiples techniques, selon un enchainement rigoureux et intuitif. Celles du découpage et du collage sont en premier lieu impliquées pour élaborer la composition. Puisant à même les rebuts qui jonchent le sol de son atelier, activant les jeux de hasard, de pleins, de vides, il retaille certains morceaux de toile choisis, les recycle en les redéfinissant, les intégrant dans une nouvelle composition : « I have rather obsessively kept every piece that has been scraped off my paintings since,1 » dit-il. Une fois celle-ci établie, l’artiste procède à un jeu de transfert sur différentes surfaces, engageant les techniques de la gravure sur le bois d’une planche de contreplaqué, réutilisée et empreinte des traces de ses précédents travaux. Une fois imprégnée de gesso puis transférée sur une toile de jute, il obtient une forme de bas-relief dans lequel il réinsère ses éléments originels. Cette technique de gravure particulière, ces alternances entre positif et négatif, ces passages d’une surface à une autre, ces superpositions de strates intemporelles, créent une distance avec l’image d’origine qui dégénère au fur et à mesure de ses migrations pour que ne subsiste que sa propre rémanence. À ces « ghosts in the carving » comme l’artiste les surnomme, à ces images inframinces desquelles toutes croyances pourraient émaner tel une Véronique2, font écho le choix de ses images dont la plupart sont empruntées à l’iconographie grecque et médiévale et qui forment la base de son lexique artistique. L’ésotérisme, l’alchimie, l’astrologie, sciences occultes ayant été rejetées, négligées ou cachées au sein même de la culture occidentale, sont ses thèmes de prédilection3 : « I have tried to present a conception of images wherein they can exert some sort of agency as well as embody a spectral and platonic form, » dit l’artiste.  S’opère dès lors une forme de « survivance » des images, un concept cher à l’historien de l’art Aby Warburg qui a renouvelé les conditions de leurs lectures et de leurs interprétations par le biais de son projet d’Atlas Mnemosyne et qui trouve dans le travail de Gardner une pleine résonnance. Ce terme est utilisé dans les études d'iconologie, pour évoquer les idées du chercheur sur les migrations des images qui sont tout à la fois « une trace et un tracé, une empreinte fossilisée et un flux énergétique, une paralysie et un mouvement4. » Georges Didi-Huberman, ayant étudié en profondeur ce concept de survivance de son maître à penser dans un livre qui lui est dédié en parle ainsi : « C’est quelque chose ou quelqu’un qui revient toujours, survit à tout, réapparait de loin en loin, énonce une vérité quant à l’origine. C’est quelque chose ou quelqu’un que l’on ne peut oublier. Impossible, pourtant, à clairement reconnaître5. » Selon lui, la vie d'une image, dans toutes ses manifestations et variations, peut être conceptualisée comme « l'effritement des flancs d'une montagne ou la chute régulière d'un caillou dans un tourbillon. » Cette métaphore résonne à même l’installation de Gardner par l’introduction d’éléments qui font allusion au processus géologique, qu’il soit naturel comme des dépôts sédimentaires, des alluvions, ou intentionnel comme le carottage dans lequel des matières résiduelles sont prises dans le béton. Les gabions, structures de fer galvanisé rempli de roches pour empêcher l'érosion et l'effondrement du sol généralement déployées le long des berges des rivières ou comme murs de soutènement, sont autant d’efforts pour empêcher l'érosion de la matière et de l'image. Pour l’artiste, « ces éléments servent d'armatures et d'échafaudages pour soutenir les peintures et soulignent que chaque peinture vit au sein d'une écologie sans âge d'images dans divers états de devenir et de décomposition.6 »      

Cette ténuité des images migrant d’une œuvre à une autre et agissant tels des palimpsestes en opposition à une complexité de texture obtenue par une technique idiosyncratique déclenche cet effet dialectique si prégnant dans les œuvres de James Gardner.

 

Caroline Andrieux

 


[1]  « I cannot help but think of these scraps as some sort of image-vehicle or image-matter, as they still hold traces of the painting they helped build…this materiel excess accumulates in my studio in little poles alongside paintings. As I clean and rearrange the studio these piles get subsumed into a large pile in an oft used corner. This pile also accumulates with material waste and these scraps over time begin to fuse together. With some sculptural and aesthetic exaggeration, this process lead to the Gonshi-esque, coral like forms that pepper the exhibition space. »  Mémoire de maîtrise de James Gardner, Vessels and Broods, Université Concordia, 2020.

[2] Tel le voile de Véronique qui a déclenché le catholicisme comme l’évoque l’auteur Thierry Davila dans De l’inframince. Brève histoire de l’impercetible. 

[3] Cette exposition sera l’occasion pour l’artiste de montrer ses plus récentes expérimentations picturales réalisées suite à un séjour de recherche en Grèce et en Turquie. Visiter les collections du Musée byzantin et chrétien d’Athènes, du Musée de la culture byzantine à Thessalonique, et rencontrer les moines orthodoxes du Monastère de Dionysiou à Mont Athos et du Monastère de Keslik en Cappadoce ont ainsi été des expériences fortes pour la réalisation d’une série d’œuvres aux échelles variées.

[4] Temporalité de l’image : Aby Warburg et Carl Einstein, Jean-Pol Madou. Mythe et création, théorie et figures. p. 69.

[5]  L’image survivante – histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Georges Didi-Huberman, p. 206.  

[6]  Mémoire de maîtrise de James Gardner, Vessels and Broods, Université Concordia, 2020.

James Gardner

Né à Kitchener (Ontario) en 1983, James Gardner vit actuellement à Montréal. Après avoir obtenu sa maîtrise en beaux-arts à l'Université Concordia en 2020, le travail de thèse de Gardner a été récompensé par le prix Petry et la bourse de voyage européenne William Blair Bruce pour mener des recherches sur le terrain dans des sites monastiques en Grèce et en Turquie afin d'étudier les traditions historiques et contemporaines en matière de peinture d'icônes. Son travail de fin d'études et ses recherches récentes ont été axés sur la collaboration avec des institutions telles que l'Institut Warburg et d'autres archives d'images et sites historiques liés à l'étude des traditions ésotériques occidentales en matière d'images. Le travail de Gardner a été soutenu par plusieurs bourses, prix et récompenses, notamment le TFVA Artist Prize, la Joseph-Armand Bombardier Canadian Master's Scholarship et de nombreuses subventions du Conseil des Arts du Canada, du Conseil des Arts de Toronto et du Conseil des Arts de l'Ontario.