Brian Jungen s'intéresse aux unions hybrides et aux mélanges hétéroclites des cultures. Il crée des interférences entre différents univers parfois si éloignés qu'ils s'entrechoquent en livrant un message critique. Ceux de l'écologie, de l'anthropologie, de l'ethnologie ou encore de la mythologie sont de prédilection. Les archétypes sociologiques, comme la culture de masse et les matériaux préfabriqués, sont également des sources d'inspiration.
À nouveau, deux univers se juxtaposent dans l'œuvre qu'il présentera à la Fonderie Darling : une cité idéale pour chats errants, érigée d'après les plans d'Habitat 67. Inspiré de la Cité Radieuse de Le Corbusier, qui préconisait la normalisation esthétique «pour plus d'harmonie», Moshe Safdie conçoit et réalise le révolutionnaire Habitat 67 à l'âge de 23 ans. Son principe, basé sur l'assemblage de modules préfabriqués en béton, en fait une architecture de mass production, à laquelle sont étroitement associés les idéaux de communauté et d'égalitarisme. Or, Habitat 67 est ironiquement devenu l'un des logements les plus coûteux de Montréal.
À l'intérieur d'une réadaptation de cette structure, Jungen introduit des chats orphelins. Pour eux, l'artiste crée une véritable cité de luxe, faite de modules inter-reliés. Par le fait même, chaque chat faisant partie d'Habitat 04 devient imprégné de tout le sens attaché au nom de Brian Jungen dans le milieu de l'art actuel. Aux dires de Kitty Scott, conservatrice d'art contemporain au Musée des Beaux-Arts du Canada à Ottawa : « Cette réinterprétation du complexe aux chats affranchis permet à l'artiste de récupérer un peu de l'intention originelle de Safdie ».
L'artiste va même au-delà de la simple compassion en s'adjoignant la collaboration inédite de la SPCA, organisme de protection des animaux dont la réputation n'est plus à faire. L'intention de cette association est de créer un mécanisme d'adoption sur place, inspiré du « Sanctuaire des chats » sur la colline parlementaire d'Ottawa, où des volontaires ont édifié un abri pour chats errants. En ajoutant cette dimension éthique à son œuvre, Jungen fait une fois de plus la preuve de sa croyance en un art engagé, qui va au-delà du simple cadre de l'exposition. C'est d'ailleurs là tout le sens de l'événement présenté. Car bien davantage qu'une exposition, l'artiste a imaginé Habitat 04 comme une façon d'appuyer la cause de la SPCA, cause que lui, comme son œuvre, épousent totalement.
Le 12 février 2004
Cher Brian,
Tel que je le comprends, tu transformeras la Fonderie Darling en un satellite de la Société pour la Prévention de la Cruauté envers les Animaux (SPCA). L'espace de la galerie accueillera un intérieur abritant plusieurs chats et un bénévole sera sur les lieux en tout temps. Une respectueuse interprétation sculpturale d'Habitat '67 de Moshe Safdie, construite à partir de mobilier pour chats, s'y déploiera. J'imagine que cet amical Habitat '04, sorte d'attirail conçu pour générer le maximum de bonheur félin, offrira aux captifs un environnement humain et séduisant leur procurant des heures de plaisir.
Plutôt que de traiter cet événement comme une exposition, tu l'as conçu comme un mécanisme de soutien à la mission de la SPCA. À cette fin, toute publicité visera prioritairement à trouver une famille adoptive à ces animaux abandonnés. Il n'y aura pas de vernissage, car cet événement typique du milieu de l'art pourrait assurément rendre les chats nerveux. En passant, merci pour l'invitation à la soirée bénéfice. J'en suis honorée et accepte volontiers.
J'ai toujours aimé l'emblématique bâtiment modulaire de Safdie. Lorsque celui-ci concevait Habitat, son intention était de créer des logements abordables, orientés vers la communauté et fabriqués en séries, utilisant un procédé de préfabrication. Toutefois, les modules se sont avérés très coûteux à produire et paradoxalement, Habitat est aujourd'hui un immeuble de luxe. En offrant une réinterprétation du complexe aux chats affranchis, tu récupères un peu de l'intention originelle de Safdie.
De l'autre côté, il y a les chats errants et la SPCA. Tous deux ont une relation directe à ton intérêt pour le travail et les conséquences de la production de masse. La SPCA, institution britannique à l'origine, a été en partie fondée pour protéger les animaux de traits à l'heure où l'industrialisation montait en flèche. En faisant une petite recherche, j'ai appris que les montréalais, qui ont importé le concept en 1869 et fondé ce que nous connaissons comme la SPCA, s'inquiétaient surtout du bien-être des chevaux. J'ai aussi été très surprise de découvrir que la création de la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals en Angleterre en 1824 précède la fondation de la Société Nationale pour la Prévention de la Cruauté envers les Enfants, qui elle date de 1884, et que les deux institutions ont une histoire commune.
Une des raisons fondamentales pour laquelle la SPCA se dévoue tant aujourd'hui au bien-être des chats, c'est que l'offre dépasse largement la demande. Dans cette situation, l'institution devient pour eux, une sorte de maison de transition entre la vie et la mort. Un des principaux buts est de leur trouver une famille d'accueil. Tristement, les chats restants qui n'ont pu trouver de foyer sont éliminés. A ce que je comprends du scénario proposé, les chats amenés à la Fonderie Darling y resteront jusqu'à ce qu'ils soient adoptés, et de nouveaux chats remplaceront ceux qui partent. Effectivement, tu prolonges l'existence d'un certain nombre de chats, et à ceux qui trouveront un foyer, tu fais don de la vie.
Ta proposition est fort louable. Cependant, je ne peux écarter le contexte artistique et la valeur montante de ta reconnaissance dans le système. Chaque chat faisant partie de cette habitation inspirée par Safdie devient par le fait même un ready-made, imprégné de toute la valeur de ce que le mérite de ton nom signifie dans le milieu de l'art actuel. En d'autres mots, ces chats à valeur ajoutée deviennent une oeuvre de Jungen, ou peut-être « multiple » est-il plus approprié. Une telle signification augmentera les chances qu'un chat soit « collectionné » et puisse survivre.
Je te souhaite un grand succès dans cet ambitieux projet qu'il me tarde de voir.
Bien à toi, Kitty
Texte édité pour l'affiche de l'exposition
Kitty Scott est conservatrice d'art contemporain au Musée des Beaux-Arts du Canada à Ottawa.
Brian Jungen
Né à Fort St. John en 1970, en Colombie Britannique, Brian Jungen est un artiste d'ascendance Dane-zaa et suisse qui vit et travaille aujourd'hui à Vancouver. Jungen a présenté d'importantes expositions individuelles au Hammer Museum, Los Angeles (2021) ; au Musée des beaux-arts de l'Ontario, Toronto (2019, 2011) ; à la Henry Art Gallery, Seattle (2017) ; au Kunstverein Hannover, Allemagne (2013) ; au Bonner Kunstverein, Allemagne (2013) ; au National Museum of the American Indian, Washington (2009) ; au Museum Villa Stuck, Munich (2007) ; à la Tate Modern, Londres (2006) ; à la Vancouver Art Gallery (2006) ; au Witte de With, Rotterdam (2006) ; et au New Museum, New York (2005). Les œuvres de Jungen ont fait partie d'expositions collectives récentes à la Biennale d'art de Toronto (2022), à la Fondation FOR-SITE, San Francisco (2021), à Copenhagen Contemporary, (2021), au Crystal Bridges Museum of American Art, Bentonville (2018), à la Biennale de Liverpool (2018), à l'Institute of American Indian Arts, Santa Fe (2017), au Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa (2017, 2013), au De Paul Art Museum, Chicago (2016), à la Vancouver Art Gallery (2016) et à la 9e Biennale de Shanghai (2012). Sa sculpture en bronze à grande échelle, Couch Monster : Sadzěʔ yaaghęhch'ill (2022), est la toute première commande d'art public du Musée des beaux-arts de l'Ontario. En 2002, il a remporté le premier prix Sobey Art Award et le prix Gershon Iskowitz en 2010.
Commissaire
Kitty Scott