L’exposition de groupe Déliquescence met en dialogue des œuvres d’artistes québécois et internationaux autour du thème de l’entropie. Un des principes fondamentaux de la physique – ce que les spécialistes nomment la 2e loi sur la thermodynamique - postule l’inévitable dégradation de chaque chose. Le sujet est donc abordé ici par le biais de la définition de l’entropie, énergie de détérioration, vecteur d’instabilité et de transformation qui établit la capacité d’un corps à changer d’état. Que ce soit l’effondrement de ruines, ou la transformation organique de matières périssables ou de processus chimiques qui altèrent un objet jusqu’à le rendre dysfonctionnel, l’entropie indique cette tendance de l'ensemble de la matière et de l'énergie de l'univers à évoluer vers un état de désordre avant l’atteinte d’une neutralité, d’une uniformité inerte ou d’une transformation radicale vers une autre condition.
Cette exposition m’a été inspirée par mes intérêts constants pour les friches industrielles qui subissent elles-mêmes une forme d’entropie. Ma fascination pour leur statut de ruines qui se dégradent lentement avec le temps et mon désir d’inverser cette tendance par leur réhabilitation relèvent d’une négociation permanente avec une forme d’obsolescence. Poétiser la dégradation ou le chaos, sublimer la fragilité d’éléments apparemment immuables, ont toujours été pour moi un moteur pour les projets que j’ai réalisés. Par cette exposition et à travers les œuvres choisies, j’ai souhaité souligner l’inéluctable transformation de chaque chose, qu’elle soit vivante ou inanimée.
Livrée à son propre dérèglement, issue d’une mutation chimique ou biologique, d’un principe de fusion ou d’une fonte, chacune des propositions artistiques ici réunies se soumet à une évolution vers la décomposition, à l'abandon de sa forme définie et à l'acceptation de sa transformation.
LORNA BAUER, photographe et sculptrice établie au Québec, évoque dans ses œuvres un état de transition, une ouverture vers une autre forme, une mutation. Sur une première photographie montrant une pierre tombale dans un cimetière parisien (Père Lachaise, 2015), la mousse prend le dessus sur l’épitaphe qui disparaît peu à peu. Arrêt sur image d’une longue transition d’un état vers un autre, l’inscription commémorative gravée dans la pierre, en proie à la végétation, migre d’un aspect qui semblait immuable vers une fragilité précaire. Provenant d’une série de photographies récentes prises dans un dépotoir, les deux photographies intitulées Décharges (2024), développées par l’émulsion chimique de l’argentique, captent des insectes qui insufflent la vie à cette matière inerte.
Cette exposition s’appuie sur les recherches que les artistes post-minimalistes étatsuniens des années 70 ont mené sur l’entropie. BERDAGUER & PÉJUS, duo d’artistes établis à Marseille, s’est intéressé aux écrits que ROBERT SMITHSON a publiés sur le sujet. Afin d’illustrer le concept, SMITHSON propose l’exemple d’une expérience que tout un chacun peut réaliser et qu’on peut résumer ainsi : former un cercle de sable composé d’une moitié de grains blancs, une autre de grains noirs; marcher en cercle jusqu’à ce que la surface totale commence à devenir grise, puis marcher dans le sens inverse pour s’apercevoir qu’il n’y a pas de retour en arrière possible. BERGAGUER & PÉJUS prennent à la lettre les propos de SMITHSON dans le but de mettre à l’épreuve sa proposition. Cependant, dans Timezone (2010), la projection vidéo en renverse le déroulement, rendant possible, de façon utopique, une inversion de l’état de dégradation vers une forme de restauration.
MICHEL BLAZY travaille la matière du végétal dans des installations et des sculptures qui revendiquent le passage du temps, redonnant vie à des éléments inertes à travers l’imprévisibilité des processus naturels. En donnant à voir des propositions libres et évolutives, ses œuvres encouragent le public à remettre en question la notion de beauté d’un point de vue esthétique et la répulsion face à la dégradation. Dans le cadre de l’exposition, l’artiste présente une installation murale monumentale faite à partir de moisissures de tomates, Mur de double concentré de tomates (2009-2024), qui révèle au fur et à mesure la beauté des champignons envahissant le monochrome rouge. Par ailleurs, des sculptures montrent des appareils informatiques et audiovisuels obsolètes aux prises avec une végétation envahissante qui les transforme de manière inexorable (Pull over time, 2013-2024).
C’est à travers des installations en constante évolution que l’artiste SÉBASTIEN CLICHE transmet ses préoccupations sur la dématérialisation des données face à un monde en pleine mutation. Dans Champ d’élagage (2024), l’artiste plonge des livres, témoins de notre culture, dans une solution chimique et saline afin de les faire progressivement muter vers un état de décomposition totale. Le sel érode peu à peu les éléments et transforme les volumes en une matière uniforme formée d’accumulation de cristaux, les produits chimiques incorporés donnent des tonalités et poétisent le paysage ainsi développé. Dans Tableau des enregistrements (2024), des plaques de plâtre évoquant des cartes informatiques sont plongées dans un bassin d’expérimentation, grugées par le sel, elles se transforment graduellement et développent des excroissances improbables.
Sculpteur héritier du mouvement minimaliste étatsunien des années 60, ALEXANDRE DAVID oriente actuellement sa pratique dans une déconstruction et une reconstruction systématique de ses propres œuvres, se limitant exclusivement aux matériaux rendus disponibles par chacune d’elles et les faisant évoluer vers un autre état. Concepteur de la plateforme de lecture de la Fonderie Darling, élément fonctionnel permanent où des vidéos documentaires sont régulièrement présentées, l’artiste répond ici à la commande de transformer son œuvre suivant le mouvement général donné par l’exposition. En résulte l’œuvre La suite (2017-2024), pour laquelle une contrainte est d’intégrer un film de GORDON MATTA-CLARK, présenté dans cet espace dédié à la médiation en tant que une référence historique importante pour le propos de l’exposition.
La pratique de KUH DEL ROSARIO imagine des mondes alternatifs dans lesquels les détritus urbains sont revitalisés et transfigurés en de nouvelles formes. Son travail met de l’avant cette idée que la mort n'implique plus une fin critique mais plutôt une opportunité de devenir « à nouveau », que le temps se manifeste sur la peau des ruines et déroge à la trajectoire linéaire du passé, du présent et du futur. Dans le cadre de l’exposition, l’artiste conçoit In The scattering field (2024), une installation créée en réponse au thème de l’entropie : une sculpture-fontaine formée d’une canopée de canettes compressées sur laquelle goutte de l’eau de pluie accumulée sur le toit du bâtiment. Canalisant le liquide, des gouttières verticales arrosent des sculptures disposées au sol qui se transforment au fur et à mesure de l’exposition.
Artiste post-minimaliste états-unien de la fin des années 60, GORDON MATTA-CLARK et ses contemporains ont inspiré le thème de cette exposition par leurs intérêts pour le concept de l’entropie, notamment à travers des œuvres qui ont mis en avant le principe de la fonte, de la fusion, de la dégradation. Dans Fresh Kill (1972), présentée pour la première fois à la Documenta 5 de Cassel, une transformation radicale opère. Le film documente le processus de destruction d’un camion amené à la décharge, sa compression et sa fusion à un amalgame de matière inerte, alors qu’une nuée de mouettes survolent les décombres, laissant imaginer une nouvelle destinée à cette carcasse de métal.
EDITH DEKYNDT s’intéresse au processus de création, à l’expérimentation et à la transformation physique de la matière avant même d’envisager la finalité d’une œuvre. Ainsi l’artiste use de stratégies et de ressources naturelles pour accompagner cette évolution, qu’elle soit organique ou chimique et nombre de ses propositions sont en constante évolution, poursuivant leur mutation vers une forme qui reste souvent indéterminée. L’artiste présente, d’une part, Underground 91530 Le Marais (2021), qui consiste en une grande tenture sublimant les dégradations du tissu suite à une immersion dans un marais pendant plusieurs années. D’autre part, deux petites œuvres, The Deodants (2015), se présentent sous la forme de toile monochrome tendue sur châssis et subissent les effets d’une dégradation accélérée par l’introduction de produits chimiques (chlorure de calcium) et organiques (tartrate de vin) qui modifient leur état au fur et à mesure de l’exposition. Ces manipulations témoignent de l'inéluctabilité de l’usure et rendent visible la puissance créatrice des échanges entre matières.
Engagée dans une démarche éco-responsable depuis bientôt trente ans, NICOLE MCDONALD-FOURNIER crée des installations à partir de végétaux et de matériaux recyclés dans le but de questionner nos habitudes de vie. Paysage EmballeToi!, œuvre initialement créée en 2012 dans l’arrière-cour de son domicile puis accueillie durant plusieurs années sur la Place Publique en avant des bâtiments de la Fonderie Darling, fournit des moyens innovants de sensibilisation à la biodiversité et à l’agriculture afin de verdir un milieu tout en recyclant des rebuts textiles synthétiques. Afin de questionner nos habitudes de consommation vestimentaires qui consistent à acheter, chaque hiver, un nouveau manteau de plus en plus performant, l’artiste enterre des vêtements récupérés dont elle force la dégradation par la puissance du système racinaire de plantes indigènes. Les écosystèmes qui se développent au fil du temps avec les insectes et les organismes du sol agissent pour l’artiste tels des performeurs dans ce processus.
Artiste multidisciplinaire résidant à Los Angeles, NOUR MOBARAK réalise des œuvres et des installations dont la finalité est encore incertaine. L'artiste travaille avec le mycélium et les champignons, qu'elle considère comme ses assistants, ses collaborateurs ou ses fabricants. Elle utilise des substances corporelles, des résidus industriels et des éléments usagés pour produire des ensembles sculpturaux et picturaux qui continuent à se développer de façon aléatoire. Reproductive Logistics 3.2 (Back Pillow) (2023), œuvre faite à partir d’un coussin de paille antique et de pleurotes séchées montre la conciliation fortuite entre différents matériaux organiques.
Cette exposition regroupe des œuvres dont la matérialité, le sujet ou la finalité restent inachevées, et qui, même si leur évolution est interrompue, laissent entrevoir une continuité dans un processus créatif au sein duquel l’artiste a lâché prise. Déliquescence tend également à nous faire prendre conscience de la beauté du chaos, dans la putréfaction, la dégradation et la transformation de toute chose.
Texte de commissaire Caroline Andrieux
Commissaire
Caroline Andrieux