Sandra Volny  /  Fossiles sonores

En réaction aux environnements de plus en plus bruyants, l’artiste Sandra Volny sonde la ténuité du silence pour révéler les bruits de fond et les échos qui remplissent les lieux. Dans le cadre d’une pratique en art sonore interdisciplinaire, elle utilise le terme  « résidus sonores » pour décrire les sons témoins d’événements passés qui s’imprègnent et laissent des traces dans nos espaces, même si elles sont parfois presque inaudibles, comme base de ses expérimentations artistiques.

Depuis des années, Sandra Volny s’interroge sur la manière dont nous percevons les sons et leurs nuances, plus particulièrement à ce qu’elle nomme la « survivance des espaces sonores », soit la présence dans notre environnement de traces sonores qui persistent et subsistent à leur propre disparition1. Il y a un peu plus d’un an, elle présentait derrière le comptoir de l’accueil de la Fonderie Darling une série d’études sur la transformation de la matière au contact des vibrations sonores. Il s’agissait alors des premières tentatives pour résoudre des questions qui persistent et hantent l’artiste : comment penser les fossiles autrement que sous la forme d’empreintes de végétaux et de minéraux ? De quelle manière pouvons-nous garder une trace matérielle du monde sonore ?

À travers un langage artistique combinant l’auditif et le visuel, Sandra Volny démontre que les sons peuvent se transformer après leur mort : ils persistent sous la forme de traces sonores du passé dont l’empreinte serait inscrite à même les paysages ou l’univers. Intensément réalisées lors de sa résidence long terme dans les Ateliers Montréalais de la Fonderie Darling, l’exposition Fossiles Sonores présente ses plus récents corpus réalisés à partir de l’enregistrement des vibrations de la Terre, des sols et de notre environnement bâti. Treize monolithes en acier investissent l’espace de la Petite galerie et laissent croire, à première vue et à tort, à la présentation d’une série de peintures abstraites. En réalité, chaque plaque est une empreinte colorée et texturée d’un échantillon inédit de vibrations prélevées dans les sols glacés de l’Antarctique par une équipe de scientifiques à l’aide de sismographes. Grâce à la collaboration étroite de l’artiste avec le mathématicien et géophysicien Julien Chaput, les vibrations ont alors été rendues audibles pour ensuite être projetées sur des pigments en suspension dans l’eau. Suite à un processus lent d’évaporation et de sédimentation, ces œuvres cristallisent les vibrations des sols glacés de l'Antarctique dans la matière, selon un enchaînement contrôlé. Un protocole mis en place par l’artiste, la propagation physique des ondes vibratoires dans l’eau et l’effet chimique de la matière immortalisent les sons des glaciers : ces fossiles sonores révèlent des sons enfouis et inaudibles en strates de couleur.

Si elles rappellent curieusement le canevas du peintre, les compositions évoquent également l’atmosphère gazeuse des planètes, le bruit de fond de la galaxie, évoquant le lien fort qui unit les minéraux et les étoiles. Sandra Volny transporte notre imaginaire vers un monde lointain, minéral, céleste, difficilement situable entre l’ancien et l’avenir, entre le terrestre et le cosmique. Originellement publiée par Gérard Klein en 1959, la nouvelle de science-fiction La vallée des échos est la trame de fond de cette exposition, un récit se déroulant sur la planète Mars ayant énormément inspiré l’artiste au cours des dix dernières années. L’histoire raconte la quête d’une équipe de scientifiques à la recherche des traces d’une civilisation antique et espérant la trouver dans la persistance sonore des voix des derniers habitants de mars, entendre leurs murmures persister à l’infini à travers les échos.

Au-delà de l’idée de rendre visible le fantôme d’une mémoire sonore ou d’archiver un environnement sonore inaccessible ou disparu, Sandra Volny souhaite engager une prise de conscience sur la transformation des paysages sonores, tels qu’ils sont affectés à l’ère de l’Anthropocène, par les interventions humaines ou les changements climatiques. Une bande son diffusée en continu permet la rencontre de deux environnements bien distincts, soit celui des sols de l’Antarctique et celui des sons captés grâce à des accéléromètres par l’artiste sur la veine de fer de Schefferville, ville minière du Nord du Québec. Le fer ; conducteur du son et contenant de l'œuvre, établit également un lien  avec le lieu même d’exposition. C’est ainsi qu’une  troisième voix s’ajoute à la conversation : celle du bâtiment même de la Fonderie Darling.Alors que sa forme évoque la carotte de glace retirée de l’épaississeur des glaciers, La Passeuse est à la fois œuvre et instrument d’écoute. Un hydrophone plongé dans un grand tube en acrylique rempli d’eau enregistre des données acoustiques omniprésentes mais presque inaudibles à l’oreille nue. Les bruits sourds de nos pas et leurs réverbérations contre les murs sont retransmises par des écouteurs ; tous les sons qui circulent dans l’espace sont rediffusés grâce à l’eau qui, encore une fois, est utilisée comme médium de transduction. Les sonorités s’additionnent et deviennent strates ; dans l’écho se trouve la matière première de la survivance. Cet objet joue un rôle crucial pour nous faire réaliser qu’au-delà d’un phénomène physique, le son est une donnée perceptive ; en immersion sonore, notre corps prend conscience, il résonne et s’écoute.

Un réel engagement scientifique et le filtre de l’expérimentation artistique permettent à Sandra Volny de créer un contexte d’écoute où les perceptions sensorielles des vibrations du sol de la galerie, du bâtiment et de la Terre nous amènent vers un imaginaire sonore énigmatique et suprasensible. En cherchant à transmettre le passage du son à travers l’espace et le temps, elle convoque la mémoire et nos questionnements face à l’origine et à l’avenir du monde, dans un récit touchant d’humanité.

Milly Alexandra Dery

 

 

VIDÉO D'INTRODUCTION

 


[1] Sandra Volny (2017). Survivance des espaces sonores. Conscience auditive et pratiques de l’espace du corps-sonar [thèse doctorale], Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

 

 




REMERCIEMENTS 

L'artiste tient à remercier chaleureusement Simon Bélair, Julien Chaput, la Fonderie Darling, le Centre PRIM, Bruno Bélanger, Sébastien Larivière (Centre Canadien d’Architecture), l'équipe du Musée d’art contemporain de Montréal, Jean-Marie McKenzie, Tite McKenzie, Rémi Bédard (Encadrex), Celine Huyguebaert, Isabelle Amigues, Sarah Baldous, Frederic Chabot, Kara Skylling, Frederique Thibault, Frederic Lamontagne, François-Joseph Lapointe, Gisèle Trudel et les artistes en résidence des Ateliers Montréalais (2019-2023) pour leur soutien. 

 

Sandra Volny

Sandra Volny est une artiste et chercheuse. Son travail se développe à travers le son, l’image en mouvement, la photographie, la sculpture, le texte, et prend forme dans des installations, des instruments et des vidéos. Elle a obtenu un doctorat en Arts et Sciences de l’Art de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne en explorant le concept de « la survivance des espaces sonores » dans ses constellations matérielles, sensorielles et sociales. Ses plus récents travaux explorent les sols sonores en tant que témoins du changement climatique, en collaboration avec des chercheurs en biologie et en sciences environnementales. Volny a exposé son travail au Canada et en Europe, notamment au centre Dazibao, à la galerie FOFA, au poste audio du Centre Clark, au Centre d’Exposition de l’Université de Montréal, à la Place Publique de la Fonderie Darling, à la galerie Michel Journiac, au Ionion Center for the Arts and Culture, et au centre Raumlabor 267- Braunschweig. Volny est fondatrice de la plateforme de recherche artistique Sound and Space Research. 

Les recherches de Sandra Volny ont été publiées dans différentes publications et journaux académiques, dont plus récemment au sein de l'ouvrage New Infrastructures—Performative Infrastructures in the Art Field avec l'article Resound Kefalonia: A Case Study of "The Surviving Aural Spaces" (2021), publié par les éditions Passepartout, sur le Réseau de recherche-création en arts, cultures et technologies Hexagram avec le texte Récits de la survivance des espaces sonores racontés par les sols (2021) et au International Symposium on Electronic Arts, ISEA 2020, avec l’article scientifique Aural Soilscapes: Sensory Challenges in a Subterranean World.