Michael Eddy  /  Je suis

Pour sa première exposition personnelle au Canada, l'artiste montréalais Michael Eddy réunit diverses formes de son travail récent, dont ses impressions de scènes de la vie contemporaine, ses vidéos intimistes et ses personnages humanoïdes. Intitulée Je suis, l'installation constitue un ensemble hétéroclite et contrasté qui défie toute interprétation hâtive, ou simpliste.

Le titre de l’exposition renvoie à la formule de solidarité exprimée à la suite des attentats contre le journal Charlie Hebdo, et à ses maintes reprises en de nouveaux slogans. Par la suppression de cette référence directe à l’événement, Je suis invite le public à imaginer un nouveau complément à ce verbe d’état, à ce cri de ralliement désignant l’auto-expression en général. D’une œuvre à l’autre se déploie un récit à la fois cohérent et dissonant, qui, non sans humour et un brin de provocation, critique le conservatisme ambiant qui prétend à l’universalisme. Les images se confrontent et amènent le public à s’interroger; qu’est-ce qui est licite, ou simplement acceptable, de dire, d’écrire ou de montrer ?

Une série d’impressions sur papier Tyvek, réalisée à partir de matrices coupées dans du styromousse trouvé, reproduit un language visuel inspiré des gravures sur bois du Moyen-Âge et des caricatures politiques contemporaines. Par l’intermédiaire des images représentées, Eddy pose les bases d’une réflexion sur la liberté d’expression au sein de la conversation démocratique, tout en proposant une lecture critique des valeurs néolibérales et de la ploutocratie nord-américaine. Divers types de discours prennent ainsi forme, en fonction de l’iconographie des personnages et des lieux figurés : celui du «mononcle»[1] accoudé au bar, ceux provenant des gens assis devant leurs ordinateurs et se répandant sur le Web, ceux transmis par le système d’éducation et par les voix dominantes de la politique et des médias, ou encore celui de la foule en colère qui voit sa dissidence contrée par la répression policière. 

À ce corpus s’ajoutent desvidéos qui ponctuent l’espace de la Petite galerie, déjà chargé de double sens. Dans un registre plus sombre évoquant les snuff movies ou l’esthétique soft porn, les œuvres Infinite cruelty, for nothing et Extremities montrent des interactions troublantes, voire dérangeantes, entre divers objets. La mise en scène de pulsions viscérales, d’un vocabulaire de l’interdit, de la transgression et du désir évoquent ainsi ce qui demeure non-divulgué, censuré, voire refoulé. Entre les impressions figées et les images animées, un dialogue émerge et laisse entendre que la prise de parole en public opère parallèlement avec la construction identitaire d’un individu, cette dernière se développant en tension entre ce qui est performé ouvertement et ce qui est inhibé, caché aux yeux des autres.

Entretenant une ambiguïté manifeste et favorisant un second degré de lecture, l’exposition Je suis incite à l’anti-conformisme. Comment résister aux discours-slogans dans lesquels les idées simplifiées à l’extrême paralysent la conversation ? Est-il possible de se frayer un chemin à travers la foule ? Tout en abordant des questions délicates dont celle de la liberté académique et de la montée des discours haineux, Eddy ironise sur le caractère préfabriqué de certaines exhortations publiques qui se résument finalement à une démonstration factice, édifiante ou non. Au fil de la déambulation dans l’espace, des sculptures créées à partir de chaises et de divans recyclés - des Armchair Participants[2] comme les nomme l’artiste - rappellent l’omniscience du regard de l’autre, la présence de celui qui observe passivement, mais avec passion.

 

Milly-Alexandra Dery


[1] Québécisme qui peut être utilisé à la fois comme un surnom affectueux donné à son oncle ou de manière péjorative pour désigner un homme aux pensées traditionnelles, ou même arriérées, adepte de blagues libidineuses.

[2] Utilisé comme adjectif, le terme anglais « armchair » désigne l’attitude d’une personne qui participe sans avoir de réelle implication ou expérience sur un sujet, et qui le vit par procuration.

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Michael Eddy est lauréat du programme d’Ateliers montréalais 2019-2022 de la Fonderie Darling et reçoit le généreux soutien de la Fondation de la Famille Claudine et Stephen Bronfman.

 

Michael Eddy

Michael Eddy est titulaire d’un M.F.A. de la Staedelschule Frankfurt (Allemagne) et d’un B.F.A (Interdisciplinary) du Nova Scotia College of Art and Design (NSCAD University) à Halifax. Il a participé à de nombreuses résidences d’artiste au Canada, en Italie, en Chine et au Japon. Il travaille en trio avec Knowles Eddy Knowles (depuis 2004) et a été co-organisateur de l'espace et de la collaboration HomeShop à Beijing (2010-2013). Ses textes ont été publiés dans de nombreux catalogues et magazines, dont Esse arts+opinions et Peripheral Review.