Lorna Bauer  /  Soleil

Le murmure muet par Kevin Rodgers

Vagabondons par les rues sans nous presser, propulsés par une infatigable curiosité. Devant les t-shirts de mauvais goût vendus près du Panthéon, le mausolée laïc et lieu de sépulture d’éminentes personnalités françaises telles que Voltaire, Victor Hugo et Émile Zola, jusqu’aux étroits passages avec leurs cafés tranquilles qui distraient notre regard. Il y a une double allée de platanes qui court le long du Jardin des Plantes, le jardin botanique fondé en 1626 comme un jardin d’herbes médicinales pour Louis XIII. Environ 23 500 espèces de plantes sont cultivées dans six serres et carrés extérieurs : cactus, herbes, Bromélias, orchidées, fougères, aroïdées, flore australienne, plantes alpines, iris, cannes et conifères. Ce ne sont là que quelques impressions. Des images de certaines sont présentées ici, dans le Soleil évocateur de Lorna Bauer.

Ce corpus a été créé (en majeure partie) durant une résidence de trois mois au Couvent des Récollets à Paris à la fin de 2013 et au début de 2014. Au premier coup d’œil, on remarque qu’un doublement persistant se produit : les couplages d’images particulières différenciées par des moments mineurs dans le temps, des bandes récurrentes qui tapissent les murs, agissant à la fois comme image et comme objet. Fabrication. L’installation elle-même est une seconde itération —quoique substantiellement différente— d’une autre de début 2015 à Modern Fuel à Kingston en Ontario. Quand je suis devant du travail de cet ordre, je fais demi-tour et reviens sur mes pas. Les choses changent et échangent leurs places ; rien ne demeure et rien ne disparaît.[1]

 Dans le 5e arrondissement de Paris, un bouquiniste ouvre et soulève les couvercles verts de quatre boîtes vertes. Il y a une odeur de poussière et de papier-journal, le décor olfactif d’un inventaire de littérature, de sciences sociales et de pamphlets politiques d’époque. Derrière coule la Seine. Un chat errant vagabonde le long d’un sentier. Sous la Ville Lumière, de vieilles carrières de calcaire se déploient sur des centaines de milles et sont explorées par les Cataphiles —ceux qui fuient le monde de la surface dans la non-lumière, ce qui ne veut pas dire l’obscurité.

Soleil est informé par deux écrivains qui se sont également occupés des contours de la vie quotidienne à Paris, Georges Perec et Walter Benjamin. Ce qui est habituel et quotidien apparaît souvent dans Soleil : photographies d’un auvent pris dans la brise ou du dos d’un faon en train de paître. Aperçus et réflexions fugaces. Bauer est préoccupée par les limitations de et dans nos tentatives de capturer, de nommer et d’inscrire. Les résultats ne sont jamais rigides, et comme le langage, ils sont insaisissables. On a pu dire qu’en nommant les choses, celles-ci sont appelées à l’être, bien qu’existe toujours ce qui n’est pas remarqué ou se dérobe à l’ennui de l’ordre et de l’illumination.

Il convient particulièrement que bon nombre des photographies aient été prises dans le Jardin des Plantes : ce complexe de jardin-musée historique comprend des serres, une bibliothèque et une école de botanique, un labyrinthe et une petite ménagerie. Il héberge l’une des plus vastes collections au monde de flore tropicale et désertique.  Il est exemplaire de domestication et de distinction. Bauer est attirée par les techniques muettes qui traitent cette distinction —les fenêtres ou le verre et les clôtures. La lumière en revanche est une autre manière de capturer et de servir. On n’a pas besoin de chercher plus loin que les gigantesques structures de verre et les serres très ornées du Jardin des Plantes, où la lumière du soleil est recueillie et convertie au service de la culture, de l’étude et de la documentation de la vie botanique. Une sorte de colonialisme vert.

Ici, dans les limites de la Fonderie Darling, Bauer a inséré des panneaux de verre violet pâle dans un mur, ainsi que placé des auvents en tissu à des seuils stratégiques. Ensemble, ils attirent l’attention sur nos propres corps comme nous manœuvrons d’un espace à un autre, où une main écarte soigneusement le tissu pour passer et une ombre est portée. Ils ne fonctionnent pas seulement architecturalement, mais rythmiquement. Ils agissent comme des registres temporels, un métronome comptant les heures ou les jours. Deux chats noirs se précipitent à travers le creux d’une vieille carrière.

Nos expériences sont constituées d’images et impressions disparates. Plutôt comme l’installation devant nous, il s’agit d’une rencontre fragmentée ou fracturée—voire distraite. Soleil de Lorna Bauer est quelque chose de simultanément intime et étendu. Cette œuvre aussi croît à la lumière et s’adapte à de nouveaux environnements, démarquant un espace pour l’habitation. Je suis à l’aise ici, au chaud hors de l’éclat éblouissant de la clarté.

 Lorna Bauer est également exposée à la galerie Nicolas Robert à Montréal du 2 avril au 7 mai 2016.



[1] Benjamin, Walter. « In the Sun. » Selected Writings Volume 2: Part 2. Ed. Michael W. Jennings et al. Cambridge: Belknap Press of Harvard University, 2005. 663-665.

 

 

Lorna Bauer

Lorna Bauer vit et travaille à Tiohtiá:ke/Montréal et son travail a fait l’objet de nombreuses expositions individuelles et collectives au Canada et à l’étranger, notamment au Musée d'art contemporain de Montréal, à la Fonderie Darling (Montréal), Franz Kaka (Toronto), Eleftheria Tseliou Gallery, (Athens). Bauer a bénéficié de nombreuses résidences nationales et internationales, y compris des séjours à Despina (Rio de Jainero), aux Récollets (Paris), à la résidence Québec-New York, au Banff Centre et au Atlantic Center for the Arts. Ses œuvres font partie de collections publiques et privées, notamment celles du Musée d’art contemporain de Montréal et de la Collection Prêt d’œuvres d’art du Musée national des beaux-arts du Québec. En 2019, Bauer s’est vue octroyer le Barbara Spohr Memorial Award, et en 2021 elle a été finaliste au Prix Sobey pour les arts.