Cynthia Girard-Renard  /  Sans Toit Ni Loi : Les Cétacés Du Saint-Laurent

SANS TOIT NI LOI. OU COMMENT ACCUEILLIR UNE BALEINE EN PEINTURE

Dans un poème récent, Cynthia Girard- Renard imagine un monde post- apocalyptique où l’on se promène en licorne dans les rues de Montréal, où les mamans bélugas siègent au parlement à Québec, où toutes les maisons de la province sont recouvertes de papillons monarques. C’est un rêve dans lequel « [i]l n’y a plus d’avions, mais les baleines bleues et les grands rorquals nous offrent des voyages dans les mers du Sud1. » Il ne s’agit pas de filer sous les tropiques pour échapper aux rudesses de l’hiver québécois. Bien plutôt, le poème réinvente nos modes d’être et d’exister à ce monde à partir d’alliances nouvelles avec les autres vivants – qu’importe s’ils sont imaginaires ou réels car après tout, dit Girard-Renard, « ça fait tellement longtemps que la fin du monde est passée ».

Comment nous orienter et vivre ensemble quand nos repères collectifs sont sans cesse bouleversés ? La philosophe Isabelle Stengers a proposé de « penser à partir du ravage » en mobilisant à la fois un engagement activiste et des gestes de guérison fondés sur une culture du récit. Elle définit ainsi l’écologie comme une « pratique d’observation, d’attention et d’imagination2 » qui relie de manière transversale l’environnement à la vie sociale et aux subjectivités. C’est précisément ce que Cynthia Girard-Renard met en œuvre depuis une vingtaine d’années dans sa peinture et sa poésie : une pratique énergétique qui invente des espaces hauts en couleurs pour vivifier – jamais moraliser – nos imaginaires ; un travail allègrement anarchiste qui décrit les interactions, les amitiés et les désirs possibles entre toutes sortes d’humains et toutes sortes d’animaux, mais aussi entre toutes sortes de styles picturaux, d’histoires et de pratiques culturelles ; le tout hébergé à l’enseigne d’une hospitalité excentrique et voluptueuse. L’observation, l’attention, l’imagination, dit Stengers : c’est également ce à quoi l’artiste nous convie en tant que participants de ses fééries militantes.

Comment s’y prendre alors pour accueillir une baleine bleue dans l’espace d’un tableau ? La réponse s’impose d’elle-même : il faut mettre la peinture hors de ses gonds. Car il n’est pas question de miniaturiser le plus grand animal vivant sur notre planète pour la commodité d’un faux-cadre à taille humaine3. Dans la Grande salle de la Fonderie Darling, l’artiste a ainsi suspendu le mobile grandeur nature d’une baleine bleue, dont le corps élancé – 21 mètres de long – devient l’étalon imaginaire de l’espace industriel. Voilà une sculpture monumentale et pourtant rigoureusement à l’échelle, qui produit une sorte de collage spatial   entre deux règnes qui n’étaient pas destinés à se rencontrer, n’était la proximité du fleuve Saint-Laurent, milieu de vie saisonnier de la baleine solitaire et voie de navigation pour la production et le commerce des humains. C’est quand même encore de la peinture : 1 500 pieds carrés de monochrome bleu peint à la main sur papier kraft, cousu et monté sur des arceaux de bambou. Une peinture hors d’elle-même, la gorge ourlée de rose, comme en extase. 

Cependant, c’est moins la prouesse technique qui intéresse Girard-Renard que l’élaboration d’un environnement propice à la rencontre inter-espèces. Pour ce faire, elle a conçu un théâtre expérimental de couleur, de papier et de son à la manière d’un décor éphémère pour numéro de saltimbanques. S’y déploie un ensemble d’interfaces mêlant fantaisie et archive, qui activent nos rapports réels et imaginaires avec la baleine, manipulent nos souvenirs et déjouent nos habitudes de pensée, comme s’il fallait réveiller les clichés de baleine qui traînent dans les recoins de notre cerveau pour approcher l’animal. 

À l’entrée de la Grande salle, un dessin est posé au mur comme une affiche sauvage. Y dansent, dans un étourdissant all-over, un banc de baleines miniatures griffonnées à la volée, des hachures colorées et des titres plus accrocheurs les uns que les autres – Wonderful Whales, Ma tante est un cachalot, The Secret World of Whales et autres Dessous des baleines. Bien malin cependant qui saura trancher si ces baleines mi-emoji mi-graffiti font la promotion de livres illustrés pour enfants, les fanons à l’air, ou si elles sont en pleine manifestation pour défendre leurs droits, l’évent fumant et brandissant des slogans – Les baleines préfèrent le chocolat !

Le plancher de la galerie est constellé de sculptures légères en papier : d’oursins à pois, d’étoiles de mer fripées à l’éclat fuchsia, de homard mauve et de crabes aux teintes corail. Toute une faune océanique qui nous enchanterait si elle n’était démesurée et n’irradiait de couleurs aussi vibrantes que d’allure toxique. Pour ne rien arranger, des bouteilles d’eau minérale géantes ont coulé dans ce fond marin. Certaines coquilles d’oursin vrombissent même par intermittence du bruit d’une foreuse ou de la détonation d’un moteur. Est-ce cela qui se produit, « quand ça fait tellement longtemps que la fin du monde est passée » ?

Nous marchons donc au fond de l’océan, une perspective qu’aucun croisiériste de baleines ne pourra jamais connaître. Car enfin, si l’animal s’est déplacé sur le terrain des humains, sous le toit temporaire de la Fonderie Darling, l’artiste a pris soin de ne pas en faire une attraction touristique. Nul jet d’embrun à guetter. Nul splash acrobatique à espérer. C’est la baleine de papier qui nous surplombe et non l’inverse. Nous marchons au fond de l’océan, la tête renversée, l’œil parfois attiré par la nomenclature des mammifères marins habitant le Saint-Laurent, dont les lettres miroitent sur les murs comme des reflets d’eau. Et nous glissons, longtemps, longtemps, tout contre le ventre de cet être souverain, à la fois libre et paria comme la vagabonde qui hante le film Sans toit ni loi (1985) d’Agnès Varda.

De lentes et puissantes vocalisations emplissent tout l’espace depuis que nous y sommes entrés. Ce sont les chants de baleines à bosse, hissés dans les années 1970 au sommet du hit-parade des albums pressés sur vinyle, grâce à la diffusion mondiale d’un 33 tours par le magazine National Geographic. Songs of the Humpback Whales (1979) est justement reproduit, plus grand que nature, dans une sculpture adossée contre le mur de briques au fond de la Grande salle : l’imposant disque noir dressé à la verticale tourne sur lui- même suivant un mouvement continu et hypnotique, comme s’il amplifiait l’écho des compagnes de voyage invisibles de la baleine solitaire, jusqu’à nous faire franchir les murs de la Fonderie Darling, nous projeter dans l’immensité et nous faire littéralement perdre pied. 

Par-delà son propre univers artistique, Cynthia Girard-Renard s’attache à mettre en dialogue sa recherche sur les cétacés du Saint-Laurent, dont la présente exposition constitue le premier volet. Dans un geste d’hospitalité et de rassemblement polyphonique dont elle est coutumière, elle invite des artistes de diverses disciplines à partager leurs réflexions et à féconder notre imaginaire collectif sur les mammifères et les écosystèmes marins. Mary Anne Barkhouse, Geneviève Dupéré, Maryse Goudreau, Isabelle Hayeur, Ida Toninato, Susan Turcot et, grâce à une collaboration avec Guillaume Lafleur de la Cinémathèque québécoise, d’autres artistes et cinéastes, feront ainsi entendre leurs voix tout au long de l’exposition pour répondre à l’appel des baleines, en prolonger les résonances et nous proposer des repères qui, souhaitons-le, contribueront à affermir nos propres pratiques d’observation, d’attention et d’imagination.

Ji-Yoon Han 


[1] Cynthia Girard-Renard, « : loup / rat / gant : », dans T’envoler, catalogue d’une exposition personnelle de Myriam Jacob-Allard, Montréal : Dazibao, 2019, p. 15. 

[2] Isabelle Stengers, Résister au désastre. Dialogue avec Marin Schaffner, Marseille : Wildproject, 2019, p. 19-20. 

[3] Signalons l’apparition précoce d’un petit béluga dans la peinture de Girard-Renard dès 2003, dans La disparition : le béluga, la morue et les Expos (130 x 284 cm).

REMERCIEMENTS

L’artiste souhaite remercier Xavier Bélanger-Dorval, Andréanne Hudon, Jackson Slattery, Catherine Boisvenue, Marley Johnson et l’équipe technique de la Fonderie Darling (Frédéric Chabot, Roberto Cuesta, Kara Skylling, Frédérique Thibault) pour leur indispensable concours à la production des œuvres, ainsi que Jean-Philippe Thibault, Richard Noury, Frank Iervella et Gaétan Hamel. L’exposition a bénéficié du soutien du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM), du Prix Louis-Comtois de la Ville de Montréal et d’une résidence à Est-Nord-Est à Saint-Jean-Port-Joli. 

Cynthia Girard-Renard

Cynthia Girard-Renard détient une maîtrise en beaux-arts de Goldsmiths College à Londres (1998). Elle a présenté des expositions individuelles majeures au Musée d’art de Joliette (2017), au centre Uma Certa Falta de Coerencia à Porto (2015) et à la Esker Fondation à Calgary (2014) et au Musée d’art contemporain de Montréal (2005).

L’artiste a été récipiendaire de bourses du Conseil des arts du Canada et du Conseil des arts et des lettres du Québec pour compléter des résidences d’artiste à Paris, New York, Berlin et Londres. En 2018, elle a reçu le Prix Louis-Comtois décerné à un artiste en mi-carrière ainsi que le Prix de peinture Takao Tanabe du Musée des beaux-arts du Canada.

Ses œuvres font partie de collections institutionnelles telles que le Musée d’art contemporain de Montréal, le Musée des beaux-arts de Montréal, le Musée national des beaux-arts du Québec, le Musée des beaux-arts du Canada, le Ministère des Affaires étrangères du Canada, Carleton University Art Gallery, la Galerie de l’UQÀM, la Banque Nationale du Canada et la Caisse de Dépôt et Placement du Québec. Cynthia Girard-Renard enseigne à l’université Concordia, à Montréal, où elle vit et travaille.