Tu m'enveloppes et je te contiens

CHRISTOPHE BARBEAU

SAMEER FAROOQ                           

NAAKITA FELDMAN-KISS

STEVE GIASSON

ALEXIS GROS-LOUIS

ALEXIA LAFERTÉ COUTU

CATHERINE LESCARBEAU & MANOUSHKA LAROUCHE

MARION LESSARD

GUILLAUME ADJUTOR PROVOST

LAN FLORENCE YEE  

Pour célébrer ses vingt ans, la Fonderie Darling s’engage dans une programmation d’automne introspective et ambitieuse déployée dans les deux espaces d’exposition et au sous-sol des bâtiments. Sous le thème de la mémoire, dix artistes revisitent le lieu en proposant des œuvres originales, créées en réponse à l’histoire de sa programmation, sa collection, à son architecture ou à ses transformations, soit son passage d’une fonderie de métal, à une friche industrielle à un lieu d’art actuel incontournable de la scène culturelle montréalaise. Tu m’enveloppes et je te contiens met de l’avant des gestes artistiques ancrés dans une pratique pouvant parfois être associés aux pratiques du commissariat, comme l’acte d’interpréter, de synthétiser, d’encadrer, de se remémorer, de transformer un espace ou d’exposer un objet. Extrait d’une déclaration d’amour entre deux personnages de la pièce de théâtre Le Balcon de Jean Genet, le titre évocateur de ce projet réfère subtilement au rapport fusionnel qui peut exister entre le travail d’artiste et celui de commissaire, à cette dynamique complexe où l’un et l’autre se nourrissent pour repenser la forme de l’exposition.

Reconstitutions fidèles ou actualisées, réactivations d'œuvres et appropriations sont autant d’interventions qui servent de points d’ancrage pour repenser la manière dont le présent se superpose au passé, pour laisser une trace quasi spectrale de ce qui a été, des gens qui y sont passés et des événements qui y ont pris place. Tout en risquant de passer inaperçue, l’intervention de Christophe Barbeau transforme radicalement l’espace en ramenant la couleur vert armée sur les murs de la Grande salle et les grands rideaux noirs de scène. La réapparition de ce vert enveloppant opère un retour dans le temps, nous fait prendre conscience des nombreuses couches de peinture qui s’accumulent au fil des expositions qui se succèdent alors que la salle est un palimpseste constamment remis à neuf. Les tropes architecturaux de la Grande salle et l’image d’une histoire construite en strates successives inspirent également l’installation de Sameer Farooq, composée d’environ sept cents céramiques en forme d’oignons, un bulbe dont les pétales se déploient eux-mêmes en couches, comme une petite archive en soi. Moulées l’une après l’autre dans un processus lent et méditatif, les céramiques déployées en rangées invitent à une appréciation contemplative qui s’arrime à la forme ondulante de l’oignon tout en rappelant un processus de création basé sur le temps, le souffle et le contact entre le corps et la matière. 

Ce n’est pas un hasard si le moulage est une technique qui revient à quelques reprises dans les propositions des artistes : ce geste incarne en lui-même l’idée d’une mémoire de la matière. Il évoque la capacité de transformation et les métamorphoses qui imprègnent l’histoire industrielle de la Fonderie Darling. S’inspirant de ce passé, les sculptures d’Alexia Laferté Coutu sont réalisées à partir de l’ancienne fournaise appartenant à la Darling Brothers Ltd., un artéfact recontextualisé de manière presque futuriste par l’artiste. Cet élément quelque peu incongru dans une salle d’exposition est aussi le point de départ de l’installation vidéo The Density of Dust présentée dans la Petite galerie, naakita feldman-kiss enquête sur les résidus matériels et les récits qui révèlent certaines histoires moins connues du site et de ses environs. À la manière d’une archéologue, par l’écoute et un dépoussiérage méticuleux, elle s'intéresse aux traces du passé, difficile à atteindre dans le contexte d’un présent stratifié et saturé. Se connecter aux présences invisibles qui habitent le bâtiment, reconstituer la couleur d’origine, remettre en scène la fournaise, récolter les particules microscopiques qui imprègnent l’espace et penser celui-ci en lien avec le corps du public et des ouvriers qui l’ont précédemment occupé sont autant de façons de réanimer l’histoire du lieu et d’entrecroiser les temporalités. 

Cette continuité entre le passé et le présent est explorée par Marion Lessard, qui rend manifeste l’omniprésence de la médiation dans l’expérience artistique contemporaine et sa présence fantomatique. Était le verbe met ainsi en évidence la récurrence de certains mots, termes et expressions dans le lexique institutionnel de la Fonderie Darling et les décline en trois bandes sonores distinctes occupant le rez-de-chaussée. Adaptées à la nature de chaque espace, les différentes voix modifient notre perception des autres œuvres et nous désorientent en révélant la nature théâtrale et artificielle de toute exposition. Utilisant des registres qui rappellent le ton autoritaire, conversationnel et intime, l’artiste questionne par le fait même le lien qui existe entre l’architecture, le langage et le pouvoir. Cette dialectique est explorée de manière encore plus littérale par Alexis Gros-Louis, qui matérialise la référence à la pièce de théâtre de Jean Genet par l’ajout d’un balcon au sol de la Grande salle. Généralement imaginé en hauteur, cet élément architectural à forte teneur symbolique et performative est à la fois lié au désir de se montrer et d’observer l’autre, à une forme d'inaccessibilité, de pouvoir et de séduction. 

Tout comme les mots qui résonnent ou le vert sur les murs, l’intervention de Steve Giasson laisse l’impression d’un déjà vu. Vingt-cinq reproductions d’un chef d’œuvre de la modernité, Mademoiselle Pogany sculptée par Constantin Brâncuși en 1913, sont posées au sol. En s’emparant de cette œuvre canonique, de l’histoire de ses appropriations, Steve Giasson crée des associations oniriques à partir de fragments qui ont laissé une trace en lui. Démultipliées, ces têtes en plâtre prennent une allure quelque peu inquiétante et font émerger le souvenir d’œuvres précédemment exposées à la Fonderie Darling. Comme l’artiste, peut-être nous rappellerons-nous une autre contrefaçon de la sculpture de Brâncuși qui avait été présentée à la Fonderie Darling dans l’exposition Vapeurs, de Guillaume Adjutor Provost. Par une série d’effets de miroir conceptuels, Giasson rend hommage aux pratiques appropriationnistes et à une approche dialogique de l’histoire de l’art, tout en rendant visible la manière dont l’expérience d’une œuvre persiste dans la mémoire.

L’effet de mise en abîme se poursuit avec la proposition de Guillaume Adjutor Provost, qui recontextualise lui aussi des œuvres réalisées par d’autres artistes en les sélectionnant cette fois à partir de la collection institutionnelle. Un parcours souterrain accompagné d’une visite guidée mène ponctuellement les visiteurs dans les sous-sols du bâtiment, un espace hors norme qui revêt une part de mystère, de secret. Creusées au 19e siècle, les fondations sont ainsi imaginées par l’artiste comme les profondeurs physiques et symboliques du lieu. Provost pose les contextes de collection et de monstration d’une œuvre en parallèle avec le désir de l’artiste que son œuvre soit conservée et vue, et s’interroge sur les motivations inconscientes qui animent ce désir. Terminer ce parcours en réfléchissant sur les conditions de la production artistique rappelle une œuvre localisée au début de l’exposition à l’entrée de la Grande salle, les enseignes lumineuses de Lan Florence Yee. Comme sur un panneau publicitaire, de courtes phrases évoquent les nécessités contemporaines de la réalisation d’une œuvre, telle l’obligation de remplir des demandes de subventions ou d’occuper un espace d’atelier et amènent une réflexion sur les coulisses de la création. Dans le cadre de cette exposition, Catherine Lescarbeau et Manoushka Larouche collaborent pour repenser le cartel d’exposition comme l’objet qui prend la place de l’œuvre en s’affichant sur une série de présentoirs commerciaux. Conceptuelle et autoréférentielle, cette proposition projette le cartel comme un espace de négociation entre la voix de l’artiste et celle de l’institution, où le paratexte, la documentation et l’œuvre se confondent. 

À travers le regard des artistes, Tu m’enveloppes et je te contiens est l’occasion de faire connaître au public l’histoire extraordinaire de la Fonderie Darling. Volontairement, l’équipe de programmation a invité des artistes connaissant bien l’institution - y ayant exposé, fait une résidence ou ayant siégé sur le conseil d’administration - en dialogue avec des artistes moins familiers avec l’institution, la connaissant surtout par son image ou sa réputation. Nous souhaitions ainsi mettre en place un dialogue intergénérationnel et valoriser la pluralité des récits qui constituent la conscience culturelle et collective d’un lieu. En parallèle à la production de la publication anniversaire Éphémère Forever, célébrant la genèse de l’organisme Quartier Éphémère et son appropriation institutionnelle de la Fonderie Darling, ce projet d’exposition repose sur l’accès à une documentation tangible et institutionnelle, ainsi qu’à un autre type d’archive tout aussi important : la mémoire transmise. À cet égard, au nom de l’équipe de la Fonderie Darling et des artistes, j’aimerais remercier Caroline Andrieux, fondatrice et directrice artistique depuis le premier jour, de nous avoir permis une plongée dans ses précieux souvenirs.


Texte de Milly-Alexandra Dery

 

 

 

 VIDÉO INTRODUCTIVE