TOUT SE CONFOND, APPARAÎT, PUIS S'EFFACE DE NOUVEAU
Depuis près d’un an, la fermeture des musées, des centres d’art et des galeries non-commerciales est l’une des stratégies phares pour empêcher la propagation d’un virus responsable d’une pandémie ravageuse. Alors que les œuvres demeurent confinées à l’intérieur des salles d’expositions et que nos vies prennent un virage numérique excessif, la reconnaissance du travail des artistes se retrouve sous l’emprise d’une condition déterminante : l’impératif d’une hypervisibilité médiatique. Les espaces extérieurs éphémères ouvrent possiblement une troisième voie AFK « away from keyboard » pour contrer l’invisibilité de certaines pratiques en ligne, ou leur absorption trop rapide dans le vortex de la surproduction. Dans le contexte du présent hiver sanitaire et solitaire, la Place Publique devant les bâtiments de la Fonderie Darling devient un espace de diffusion extérieur privilégié. Le besoin criant de ce type de lieux et leur pertinence se reflètent dans un principe qui plus que jamais fait consensus : l’art existe lorsqu’il est vu.
Située sur un tronçon de la rue Ottawa et délimitée par deux imposants bâtiments patrimoniaux de brique rouge, la Place Publique est un lieu artistique hybride qui marque les esprits: l’unicité de son aménagement, sa vocation à intégrer l’art au contexte urbain et son histoire militante inspirent l’imaginaire collectif et alimentent un potentiel à être constamment revisité par les artistes. Hormis la présence des travailleurs sur les chantiers de construction, le Vieux-Montréal est déserté et nimbé d’une aura fantomatique accentuée par l’ambiance glaciale des premiers mois d’hiver. Pour retrouver le charme de cette Place Publique et stimuler la vie collective du quartier, il semblait urgent de lui faire reprendre vie. Ayant observé l’activité ininterrompue des artistes au sein du bâtiment, force est de constater que l’atelier demeure un lieu fertile pour la création, même en temps de crise. Qui donc pouvait alors être mieux placé pour intervenir sur cette Place Publique hivernale que ceux et celles qui, chaque jour, l’observent des fenêtres de leurs ateliers ?
C’est ainsi que Tout se confond, apparaît, puis s’efface de nouveau rassemble neuf propositions in situ réalisées par les artistes en Ateliers Montréalais, un programme de résidence long-terme à la Fonderie Darling. Projection vidéo, performance spontanée, interventions sonores et installations sculpturales occuperont la rue et les interstices du bâtiment, jusqu’à l’arrivée du printemps. L’une après l’autre et en cadence soutenue, les œuvres apparaîtront dans l’espace. Cachées, furtives ou bien visibles, les différentes propositions se répondront entre elles de manière séquentielle, en ligne droite ou à sens inverse, bien que parfois empruntant quelques détours. Comme on trace les fils d’une constellation, les artistes rebondissent sur les questions d’espace renégocié et de temps suspendu, tout en arpentant la structure de nos architectures intérieures ; les voix qu’on y entend oscillent entre différentes positions - la dystopie, le détachement, la dissidence ou la fabulation – autant d’attitudes révélatrices de notre rapport complexe à la réalité. Que ce soit par hasard ou qu'ils se soient volontairement déplacés, les piétons montréalais sont invités au gré d’une marche à faire un détour et à transiter par ce parcours qui mène imperceptiblement vers un processus d’identification et d’introspection.
Milly-Alexandra Dery
FOUNDRY LAUNDRY RADIO
Initiée par Philippe Battikha, WJFL107.7 FM Foundry Laundry Radio invite les artistes en résidence à la Fonderie Darling à partager du contenu sur une radio pirate en rediffusion sur le web. La chaîne mixe musique expérimentale, podcasts, performances et autres explorations sonores – et accepte régulièrement les contributions d'autres artistes qui souhaitent partager l’antenne.
WJFL107.7 FM sert d’extension au projet d’exposition de groupe Tout se confond, apparaît, puis s’efface de nouveau ; en se rejoignant sur la même fréquence, il est possible de continuer les va-et-vient entre les idées et les œuvres, de favoriser les moments de réceptivité, de feedback, de transmission. Les contributions des participants sont très variées ; certaines sont en lien direct avec les œuvres sur la rue Ottawa et d’autres s’arriment au projet en créant de nouvelles connexions. Un poème, une note adressée à l’auditoire, une chanson, un enregistrement téléphonique ou fait sur le terrain...tout est accepté, et non édité.
11 février
Annotations est une œuvre vidéo évolutive de Simon Belleau visible dans une fenêtre de la porte d’entrée du 250 rue Queen, en marge de la Place Publique. Au fil des semaines, l’artiste annote les œuvres des artistes de l’exposition au rythme où il les voit émerger dans l’espace ; ses notes se réfèrent exclusivement aux objets et aux actions, évacuant volontairement tout contexte. Compte rendu schématique du tangible, cette rétroprojection jouée en boucle reproduit la forme d’une page blanche sur laquelle de courtes phrases défilent. Bien que par sa nature l’œuvre incite inévitablement aux commentaires, ces annotations abrégées résultent d’un travail de déconstruction qui se positionne à l’opposé d’une survalorisation du discours critique. L’effort de synthèse et la volonté d’allègement laissent place à l’idée que le langage visuel de l’art l’emporte maintes fois sur les justifications. Parmi les propositions, Annotations donne le ton d’un dialogue marqué par un temps de latence qui débute avec l’installation de la première œuvre dans l’espace et se termine au moment où la huitième œuvre, et son annotation, viendront clore la parenthèse.
13 février
Alors que les mots permettent de réduire l’œuvre à sa plus simple expression, l’épuration des phénomènes du visibles recadre notre expérience du monde à sa géométrie la plus élémentaire. Observation libre d’une conception post-internet du paysage, Shadow Recorder 4V1 et Shadow Recorder 5V1 sont les esquisses d’une recherche en cours : comment incarner, par la ligne et la couleur, l’expérience momentanée d’une ombre mouvante ? En dehors des confins de son atelier, Karine Fréchette expose à la merci des intempéries une double séquence de longs tissus voilés suspendus à des structures de métal, comme de grands drapeaux flottants sur la Place Publique. L’étude des effets de lumières résultant des variations du cycle solaire est associée à l'abstraction analytique des formes, à un processus qui valorise la répétition du geste en décalage. Méthodique et minutieux, ce dernier permet à l’artiste de matérialiser un fragment immatériel du réel, l’expérience transitoire d’un corps opaque qui intercepte la lumière.
17 février
L’armature d’une fenêtre encadre le champ de vision ; elle permet de regarder au loin ou, au contraire, d’observer en secret l’activité qui se déroule au-dedans. À force de regarder par une large fenêtre donnant sur un mur de brique, Jeanette Johns s’est demandée ce qui se passait de l’autre côté de son studio, chez ses voisins d’atelier. Dans la mesure où les rencontres sont réduites au maximum, l’artiste imagine un autre mode de liaison par le biais d’une reproduction taille réelle de la fenêtre cintrée de son atelier, dans laquelle les vitres sont remplacées par des miroirs. Posée au sol, face aux étages du bâtiment-résidence, Moon as Mirror in Search for Life offre une judicieuse mise en abyme où l’artiste peut observer son propre reflet et celui des autres, deviner leurs présences à l'intérieur du bâtiment par le signe des lumières allumées. Alors que la distance caractérise la nature de nos expériences humaines actuelles, Johns explore la symbolique de cette fenêtre-miroir comme moyen pour communiquer, en reflétant que la vie d'atelier se poursuit en isolement, à l'abri des regards.
20 février
La réciprocité entre les espaces intérieur et extérieur de l’atelier et de la Place Publique forme le point de départ de plusieurs des propositions in situ du projet. Philippe Battikha élargit le périmètre de l’exposition aux rues avoisinantes en isolant un bruit ponctuellement entendu dans la ville de Montréal, celui du signal d’avertissement déployé avant une explosion à la dynamite. Une corne à air est dissimulée sur le toit de la Fonderie Darling ; le son puissant de cette alarme est modifié pour émettre un appel de secours en alphabet morse. Déclenchée à intervalles sporadiques, Save Our Souls introduit une rupture dans l’environnement sonore urbain par un geste teinté d’une douce ironie, d’un humour subtil. Transmettre ce signal de détresse fait écho à un réel sentiment d’impuissance partagé par la communauté de la Fonderie Darling ; comment est-il possible d’assurer la présence de l’art, des artistes et des travailleurs culturels au sein d’un quartier en proie à une spéculation immobilière effrénée ? À quel point le corps peut-il tolérer d’exister au centre d’un chantier de construction perpétuel, à travers les bruits intenses, les vibrations et les débris ?
24 février
Deux œuvres se font face : d’un côté se trouve une sculpture de la protagoniste Na’vi de la superproduction cinématographique Avatar ; de l’autre, sur une banderole suspendue, l’image d’un des chevaliers anonymes figurant dans les publicités de recrutement d’Algorithme Pharma. Sur la Place Publique, Michael Eddy met en parallèle ces deux personnages en s’interrogeant sur le processus d’identification aux récits et aux mythes, notamment par le costume et la personnification.
Neytiri et
Allez au front pour la recherche renvoient à la manière dont certaines figures deviennent de puissants outils pour façonner une forme de militantisme fantasmé, vécu par associations fictives. L’archétype de la guerrière spirituelle protectrice de son peuple et celui du héros médiéval calqué sur la figure de Jon Snow de la série à succès Game of Thrones incarnent un idéal de bravoure et de vertu qui résonne profondément avec l’imaginaire culturel contemporain. Au cinéma et dans la publicité, l’appel à l’action - sauver son peuple, soutenir la recherche médicale – s’arrime à un processus de déshumanisation vers l’héroïsme. Le divertissement, le kitsch, le populisme et l’idéologie s’entremêlent ; un dualisme entre la réalité et la fiction envahit progressivement l’espace public et l’appareil médiatique. Par cette mise en scène, Michael Eddy réfère également à sa propre expérience au sein de la Fonderie Darling, un lieu qui prend parfois l’allure d’un bâtiment-forteresse isolé au centre de la Cité du Multimédia. Alors que la rue Ottawa est depuis plus de dix ans le théâtre de nombreux antagonismes, l’artiste imagine la Place Publique comme un lieu mythique, symbole d’une position réfractaire à la transformation d’un quartier industriel en ville néolibérale.
05 mars
Une conscience du site guide inévitablement les réflexions des artistes et leurs propositions sur la Place Publique; subtilement, les œuvres qui s’amoncèlent bifurquent vers des récits ayant comme trame de fond la résilience, la résistance et la solidarité. Untitled with suet 2021 (after Joyce Wieland’s Solidarity 1973) est un assemblage de chaussures coulées dans du plâtre, recouvertes de suif pour les oiseaux et fixées à une structure métallique peinte bleu ciel. Débutant sur le trottoir et pour dévier ensuite dans la rue, la proposition de Frances Adair Mckenzie est une référence au travail de l’artiste canadienne Joyce Wieland, précisément à un film expérimental documentant une manifestation des employées de la Dare Cookie Factory à Kitchener, en Ontario, dans les années soixante-dix. On y voit un plan rapproché de dizaines de pieds de femmes prolétaires qui marchent pour l’égalité salariale et des conditions de travail décentes. Contrairement aux images filmées par Wieland, les pieds moulés par Mckenzie sont indisciplinés et refusent de marcher au pas ; selon la direction où pointent les semelles, la file est parfois fracturée, parfois inversée du bas vers le haut. Seulement deux moules ont été créés pour réaliser l’ensemble ; comme l’Histoire qui se répète à travers le temps, les formes reviennent en boucle pour donner l’illusion d’une continuité, d’un mouvement vers l’avant. Pour contraindre ces mouvements au cadre sculptural, Mckenzie s’inspire de procédés de l’animation vidéo comme le cycle de marche (walk cycle) et de techniques de montage associées à Dziga Vertov et l’avant-garde du cinéma soviétique, comme l’assemblage séquentiel ou le dynamisme géométrique. Ode à la divergence et à l’insoumission, hommage féministe, Untitled with suet 2021 (after Joyce Wieland’s Solidarity 1973) revisite en sculpture une tradition cinématographique expérimentale qui allie la conscience sociale à la liberté de représentation.
L’artiste dédie cette pièce à Ellen & Adam & Divina
12 mars
Frigid. toppled, toes to bar, drag me across snow down mountain road dérive d’une fixation actuelle de Marlon Kroll pour les mécanismes de défense de notre organisme, pour cette capacité d’autorégulation qui permet d’associer le corps humain à une machine qui se remue d’elle-même. Explorant des formes sculpturales qui évoquent le squelette, la peau ou les organes, l’artiste revisite ces structures physiologiques qui filtrent les micro-agressions de l’environnement immédiat et protègent notre intérieur fragile. Pour l’exposition de groupe Tout se confond, apparaît, puis s’efface de nouveau Marlon Kroll réalise un objet hybride qui incarne cette dualité entre l’organique et l’industriel. De loin, ses contours dessinent la forme familière d’une pelle frontale de déneigeuse alors que de près, le tout évoque le contour d’une cage thoracique ; les découpes du bois sont nettes, courbées et précises comme celles des os. L’artiste imagine un croisement entre l’ossature qui protège le cœur et les poumons et un engin mécanique agressant, indispensable à la vie urbaine hivernale. L’association inspire un sentiment d’étouffement qui ramène une profonde conscience de notre matérialité. Dans le cadre de cette intervention extérieure et évolutive sur la Place Publique, Marlon Kroll fait allusion aux nombreux compromis que le corps opère au quotidien pour survivre, au risque de suffoquer.
15 mars
Alors que la première intervention sonore de cette exposition de groupe extérieure imite un bruit assourdissant provenant des chantiers de constructions avoisinants, la proposition de Sandra Volny s’intéresse au son à la limite de l’audible, aux éléments presque imperceptibles à l'ouïe. La passeuse est un instrument d’écoute qui s’inscrit dans le sens des recherches de l’artiste sur notre perception de l’espace sonore, sur les traces résiduelles de notre environnement sensible. Visuellement, l’installation fait écho à l’architecture de la Fonderie Darling ; la tige de métal suit les lignes de l’oriflamme et un grand tube en acrylique transparent rempli d’eau s’accroche au bâtiment comme une extension de celui-ci. Un hydrophone suspendu est plongé dans cet objet élégant et mystérieux, ce qui permet la récolte de données acoustiques, comme les réverbérations contre les parois des murs qui vibrent au rythme des bétonnières ou l’impact du son contre le sol tremblant sous les passants. En fonction des aléas du printemps, ces résidus sonores sont enregistrés au travers du filtre de l’eau, qui parfois se transforme en glace, puis diffusés par un haut-parleur localisé au coin de la rue Ottawa. Les sonorités s’additionnent et deviennent strates, témoignent ainsi de leur persistance dans l’arrière-plan de l’espace public. En permettant au son de passer d’un milieu à un autre, en nous demandant d’écouter attentivement la trame de fond de notre quotidien, Sandra Volny dessine une image acoustique inversée de la rue Ottawa et amplifie le négatif de notre espace sensoriel. La passeuse capte ainsi l’ADN sonore de la Place Publique, reçoit les bruits sourds de notre environnement et les engloutit, pour les retransmettre à nos oreilles dans une densité amplifiée.
L’artiste remercie le Conseil des Arts et des Lettres du Québec, Fonderie Darling, Simon Bélair, Sarah Baldous.
ANNULÉ
Dernière proposition de cette exposition de groupe, Ça et là est une intervention du collectif Marion Lessard, pensée en réponse à l'observation directe de la vie de la Place Publique. Négociant un effet de distance et de proximité, le collectif commentera et décrira les œuvres installées sur la rue Ottawa ainsi que l’action quotidienne ou ponctuelle qui s’y trame. Cette formule spontanée et intermittente, promettant une présence incertaine et une absence imprévisible s’inscrit dans un geste paradoxal : celui de prendre la parole sans espérer être entendu. Les commentaires, les pensées et les réactions du collectif Marion Lessard seront diffusées sur place et en direct à travers une vieille radio de chantier et retransmises en ligne, avec quelques secondes de différé, sur les ondes du WJFL 107.7 FM, la radio pirate des artistes de la Fonderie Darling. Acte de projection et d’attribution, cette proposition prend place depuis une position indiscernable, où l’intérieur et l’extérieur se confondent et où la voix transite par différents canaux : le micro, la radio et l'ordinateur. Par ces contradictions, Ça et Là désoriente l'auditoire, déjoue les attentes par l'acte même de faire attendre, et permet d’imaginer une forme de retrait.
Dans l’optique qu’elle débutait par une suite d’annotations défilant en rétroprojection, l’exposition Tout se confond, apparaît, puis s’efface de nouveau se termine par une série de commentaires, de descriptions et de réflexions exprimées à voix haute dans l’espace public puis sur le web. Cette dernière intervention vient ainsi boucler la boucle, dans l’espace et dans le temps, en commentant ces choses qui s’effacent de la rue avant même d’avoir eu le temps d’apparaître clairement dans nos esprits. Jusqu’à ses derniers soubresauts, ce projet appelant réponses, rebonds et ricochets aura été marqué par la distance inévitable des interactions, le temps de latence des échanges et par des trajectoires singulières qui nous ramènent finalement au point de départ.